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Amira Hass, Israélienne en Palestine

Depuis sept ans, cette journaliste israélienne est la correspondante permanente du quotidien « Ha´Aretz » en Palestine, première et seule de sa nationalité à s´installer à Gaza, puis à Ramallah. Ses articles sans concession lui ont valu le Prix de la Liberté de la presse décerné par un jury américain
 
Mis à jour le mardi 21 novembre 2000

LE symbole ne pouvait être plus fort : sa mère est de Sarajevo. Petite, elle lui racontait la douceur de sa ville : l´appel du muezzin, les psaumes en ladino(le judéo-espagnol), les cloches de l´église. Amira Hass vient de loin, de là-bas. Si elle est devenue la première journaliste israélienne en poste à Gaza, chez ces Palestiniens si inquiétants, si étrangers aux Israéliens, c´est aussi parce qu´elle a hérité de sa mère quelque chose de la solidarité « multiethnique » des femmes de Sarajevo.

Depuis 1993, elle est « correspondante israélienne en Palestine » du quotidien Ha´Aretz. « Pour comprendre et expliquer, il faut être à l´intérieur. » A ce jour, elle est restée la seule. Sept ans déjà qu´elle raconte l´occupation, les punitions collectives, les fouilles, les jours sans fin de bouclage ou de couvre-feu ; les mères qui cherchent du lait pour les enfants, quand il est interdit de sortir ; les travailleurs empêchés de gagner leur vie quand le permis de sortie des territoires n´est pas renouvelé ; ceux travaillant au noir en Israël, accidentés du travail et aussitôt renvoyés sans un sou. La journaliste israelienne discute avec son ami palestinien, vendeur de jus de fruit. - Laurent Van Der Stockt/Gamma Et les mille petites humiliations qui sont le lot de l´occupé soumis à l´occupant, celles qui, accumulées, engendrent le désespoir et la révolte.

Sept ans durant, elle décrit aussi les colons dans leurs pavillons, à deux pas des camps de réfugiés. Et les attentats, les appels au djihad dans les mosquées, la peur des soldats. La lutte des organisations non gouvernementales (ONG) palestiniennes contre les violations des droits de l´homme – par les Israéliens et par l´Autorité palestinienne. La haine ou la détermination des jeunes, la tristesse désabusée des intellectuels, l´espoir d´un peuple, enfin, d´en finir avec cette vie-là. « La Palestine, dit-elle, ce n´est pas l´horreur tchétchène, mais depuis trente-trois ans c´est un apartheid, et l´accord d´Oslo n´y a rien changé. » « Amira nous oblige, dit le directeur d´Ha´Aretz, Hanoch Marmari, à ne pas pouvoir détourner les yeux. »

A Gaza, ses premiers contacts ont souvent été des défenseurs des droits de l´homme, ceux qui refuseront, ensuite, des boulots « pépères » dans l´administration palestinienne. Au début, l´armée israélienne – « habituée aux journalistes-Pravda » – ne supporte pas ses reportages. « Tu déranges. Donc tu fais du bon travail », lui dit son rédacteur en chef. Tsahal a dû s´habituer à sa présence gênante. En 1998, elle suit, avec un photographe, des colons qui attaquent des paysans palestiniens. Les colons leur tirent dessus. Elle informe aussitôt le porte-parole de l´état-major. L´armée ne fera pas état de l´incident. « Depuis, au sujet des colons, je ne crois plus un mot des communiqués militaires. » Elle se méfie, aussi, de la « martyrologie » des Palestiniens, dont « ils ont un sens très poussé ».

La plupart du temps, elle raconte la vie des simples gens. Et quelquefois, elle se « lâche » dans un article en pages Opinions de son quotidien. Comme récemment, le 1er novembre. « Ah ! Qu´il est naturel, pour nous Israéliens, que 40 000 personnes soient soumises au couvre-feu intégral durant plus d´un mois à Hébron pour protéger la vie et le confort de 500 Juifs. Que les écoliers y soient enfermés nuit et jour quand les enfants juifs se promènent librement. Qu´une mère palestinienne doive supplier le soldat de l´autoriser à aller chercher un médicament pour son fils asthmatique. Qu´il est évident que les snipers israéliens ouvrent parfois le feu sur des habitations, que les colons détruisent les vitres et les pneus des voitures de Palestiniens dans le seul but de montrer qui est le boss ici. Qu´un Palestinien ait besoin d´un permis spécial pour se déplacer à Jérusalem ou à Gaza quand les Juifs roulent librement sur des routes construites spécialement pour eux sur des terres de Palestiniens expropriés. Qu´en été l´eau soit rationnée pour les Palestiniens, quand les colons en ont à satiété. Ah ! Qu´il est facile de voir les Palestiniens comme des gens cruels et violents, et d´ignorer notre propre cruauté depuis trente-trois ans. »

Avant de déménager à Ramallah, en 1998, Amira Hass a pris le temps d´écrire un livre : Boire l´eau de la mer à Gaza. « Le portrait d´une tragédie », commentera l´historien israélien Tom Segev. « Peu d´écrivains, jugera The Economist, ont exposé l´emprisonnement quotidien et le danger de la vie à Gaza avec la véhémence et la précision de Mlle Hass. » En Israël comme en Palestine, le titre se comprend instantanément. En hébreu, « va au diable ! » se dit communément « va à Gaza ! » En arabe, on dit : « Va donc boire l´eau de la mer à Gaza ! » Gaza, c´est l´enfer.

A-T-ELLE PEUR ? « Ça m´arrive, mais beaucoup moins qu´on ne l´imagine. » Lorsque, en 1994, une conductrice israélienne est assassinée par un des travailleurs palestiniens qu´elle transportait, son directeur l´appelle : « Il est temps de partir. » Elle a refusé. Elle commençait à se faire « un réseau : des gens formidables, chaleureux. Plus je vivais dans les territoires, plus je me sentais en sécurité. Les Israéliens ne connaissent pas les Palestiniens ». Pour ses compatriotes, vivre seule à Gaza est « une folie ». Elle reçoit toujours des lettres d´insultes. Quelques lecteurs résilient leur abonnement à cause d´elle. D´autres considèrent qu´elle est « l´honneur de sa profession ». Beaucoup la traitent de« belle âme ». Une « belle âme », en hébreu, c´est quelqu´un chez qui une vaine morale cache la forêt de la réalité politique. La réponse fuse : « Ça me va. Je ne crois pas qu´une bonne politique puisse être amorale. »

Les Palestiniens, eux, la trouvent souvent « bizarre ». En ville, des dizaines de gens la reconnaissent. « Hé, Amira, salut ! » D´autres la regardent toujours avec suspicion. Mais beaucoup l´aiment : elle est leur voix auprès de ses frères israéliens. Etonnamment, c´est avec des hommes qu´elle a créé les liens les plus forts. « Souvent, ils ont travaillé en Israël ou ont appris l´hébreu en prison. L´Israélien, pour eux, c´est l´oppresseur, mais pas un adversaire imaginaire. » Parmi ceux qui se battent aujourd´hui, presque tous, quand on parle tranquillement avec eux, évoquent à un moment cet « autre » Israélien. Ce restaurateur « très sympa, même dans les pires moments », chez qui l´un a travaillé. Cet universitaire avec qui un enseignant échange toujours des e-mails. Les femmes palestiniennes, elles, « ne connaissent des Israéliens que les soldats et les colons. La méfiance est plus grande ».

De l´Autorité palestinienne Amira connaît tout le personnel. Mais, par nature et expérience, les institutionnels ne la fascinent pas, ni du côté israélien ni de l´autre. « J´ai toujours pensé que l´histoire est plus la chronique de la vie des gens que celle des régnants et de leurs rites. » Elle a peu d´illusions sur la propension démocratique de l´Autorité : ses articles sont souvent traduits dans la presse palestinienne, jamais ceux jugés dérangeants. Deux fois, elle a été convoquée par la police palestinienne : « Ça devient trop dangereux pour vous, vous devriez partir. » Chaque fois, ces « conseils » intervenaient après un article sur la corruption de l´Autorité ou son irrespect des droits de l´homme. Les ONG se sont mobilisées en sa faveur. Le jour où deux soldats israéliens ont été lynchés dans sa ville, un député palestinien l´a appelée : « Si tu ne te sens pas en sécurité, tu viens habiter chez moi. » Elle est restée dans son HLM de Ramallah.

Des anecdotes, elle en a à la pelle. « En 1994, j´obtiens la première interview à un journal israélien d´un dirigeant islamiste, Hani Abed, raconte-t-elle. On monte dans un taxi, il me dit : »Auriez-vous imaginé vous retrouver un jour assise près d´un chef du Hamas ?« Je lui ai rétorqué : »Et vous, direz-vous à votre épouse que vous avez fait le trajet près d´une autre femme, une Israélienne, une athée en plus ? Le diable, quoi !« Il a éclaté de rire. » Depuis, Hani Abed est un de ses nombreux « contacts ».

Le soir, chez elle, le téléphone sonne vingt, trente fois. Une Israélienne demande comment faire pour qu´un universitaire palestinien sorte de son village « bouclé ». « Je ne sais pas, voyez si Yael Dayan peut intervenir. » Une Palestinienne de Jérusalem : « On veut nous expulser ! » « Depuis qu´un article a fait annuler une procédure d´expulsion, explique Amira, ils croient que je suis le Bon Dieu. » Des villageois de Harès (Cisjordanie) : « Des colons nous ont coupé l´eau et l´électricité, et nous tirent dessus. » Elle téléphone à l´armée. Le porte-parole de Tsahal rappelle une heure après : « Oui, il y a eu des affrontements. Non, les colons n´ont pas tiré. Nos soldats l´ont fait pour ramener l´ordre. » « Il est 23 heures, c´est loin d´ici, les routes sont bloquées. Allez savoir la vérité », s´exclame Amira.

Pourquoi ce métier, ces risques ? Elle est là, une femme de quarante-quatre ans, l´allure juvénile, le visage charmant, un éternel foulard autour du cou. « Parce que, lâche-t-elle, je suis une enfant de la Shoah. »La Shoah, ce n´est absolument pas une analogie avec ce que vivent les Palestiniens. Le fait même de comparer leur souffrance à celle des juifs sous le nazisme lui semble une incongruité. « Non, la Shoah m´explique moi. J´ai cette blessure, cette propension à l´échec et cette sensibilité à toute déshumanisation qui est la marque de certains enfants de rescapés. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre. » Elle ajoute que ses parents, résistants communistes durant la guerre, sont indissociables de son destin. Son père, survivant d´un ghetto « liquidé » de Roumanie. Sa mère, la Sarajevienne, déportée à Bergen Belsen. De leur communisme il ne lui reste plus grand-chose. Mais ils lui ont transmis pour l´éternité le refus de l´indifférence et le sens de la résistance. Sa résistance à elle, c´est l´écriture.

Deux souvenirs marquent sa jeunesse. Celui que sa mère lui a raconté, d´abord, arrivant à Bergen Belsen, après dix jours dans un wagon à bestiaux : « Des femmes allemandes regardaient, muettes, les déportés partant vers le camp. » L´autre est un film de l´Israélien Haïm Gouri, Le 81e Coup. On y voit le ghetto de Varsovie en flammes et, en arrière-plan, la grande roue d´un lunapark. Des Polonais s´amusent. Dans les deux cas, le même syndrome, celui de l´observateur non concerné. Amira Hass sait depuis l´adolescence que cette posture lui est insupportable : « A cause de cette mémoire, quand 40 000 personnes sont parquées chez elles un mois comme des animaux, j´en ai la chair de poule. »

Politiquement, elle n´a jamais été gauchiste. « Les débats sur le droit d´Israël à exister, pfou… Pour moi, après la Shoah, Israël existe, c´est tout. » « Je suis, se définit-elle, culturellement juive, sociologiquement israélienne. » Israélienne paradoxale et écorchée juive. Elle sait que, chez la plupart de ses compatriotes et des juifs qui s´identifient à eux, la mémoire de l´horreur « unique » qu´est la Shoah renforce la crispation ethnique. Simplement, cette mémoire produit chez elle l´effet inverse.

« Au début, j´étais convaincue que si je montrais par le menu la réalité de l´occupation, l´opinion se réveillerait. J´en suis revenue. » Toujours se souvenir : elle n´écrit pas pour les Palestiniens – « Les gens croient que je m´identifie à eux, c´est idiot, je suis Israélienne ». Non, elle écrit pour les siens. Elle voudrait tant qu´enfin « nous nous voyions tels que nous sommes ». Mais le déni du malheur causé à l´autre, dans lequel les Israéliens se barricadent, déni aujour-d´hui aggravé par la peur que suscite l´Intifada, lui paraît trop puissant.

PARFOIS, pourtant, son travail ne lui semble pas inutile. Le 31 octobre, une avocate israélienne des droits de l´homme l´a appelée : « Bravo, Amira ! Grâce à toi, l´armée a partiellement levé le couvre-feu à Hébron. » Le matin, elle avait publié dans Ha´Aretz un effroyable reportage sur le sujet, traduit dans la version anglaise du quotidien. Hanoch Marmari, son directeur, confirme : les autorités sont extrêmement sensibles à ce qui est lu à l´étranger.

Reste la politique. Très vite, après les accords d´Oslo, elle a constaté la distorsion croissante entre la diplomatie et le terrain. « Oslo a paralysé le camp pacifiste en Israël. »Ah !, que la paix est jolie !«, avons-nous pensé. Or la paix n´était pas belle. Mais les partisans d´Oslo pensaient : »Qu´im-porte la colonisation qui continue, les expropriations, les barrages multipliés sur les routes, les bouclages, le chômage, puisqu´au bout nous aurons la paix.« Aujourd´hui, nous payons le prix de cet aveuglement. » Son directeur : « L´immense mérite d´Amira est d´avoir montré, obstinément, presque seule à le faire,

que parallèlement au processus de paix, le quotidien des Palestiniens empirait. »

Le paradoxe de la paix d´Oslo, c´est que jamais l´occupation ne fut aussi prégnante que durant ces sept années. A relire les articles d´Amira, on mesure quel a dû être, durant tout ce temps, son sentiment de solitude. En mai 2000, Amira Hass a reçu d´un prestigieux jury américain le Prix de la Liberté de la presse, pour son travail en Palestine.

Sylvain Cypel



Le Monde daté du mercredi 22 novembre 2000

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