Le Social dans la Reconstruction du
Liban : éléments de
réflexions
Kamal Hamdan*
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Plusieurs
programmes de reconstructions se sont succédés dans la décennie de l’après
guerre : Le « National
emergency and recovery programme », programme de trois ans (1993-1995) doublé et complété par un
plan quinquennal le « parallel
program of reconstruction & development » (1993-1997), puis par une première version de l’ « Horizon
2000 » (1993-2000), laquelle fut rapidement remplacée par une deuxième
version (1995-2007), dont les grandes orientations vont servir comme base de
référence pour la promulgation d’un certain nombre de lois-programmes à partir
de 1995.
Avec
cette multitude de programmes –qui se sont succédés en l’espace de trois ou
quatre ans seulement- l’on a assisté à une vraie valse des chiffres de la
reconstruction : De 2.2 milliards de dollars avec le programme triennal, on a
passé à environ 5 milliards dans le plan quinquennal, puis à 11 milliards dans
la première version de l’ «Horizon 2000 », pour aboutir –en prix constant- à 17 milliards dans la
deuxième version. Et si on incorpore dans cette dernière, les sommes nécessaires
pour combler le déficit budgétaire cumulé, on arrive à une enveloppe financière
globale de l’ordre de 30 milliards de dollars environs (en prix courants), sur
l’ensemble de la période concernée, s’étalant entre 1995 et 2007([1]).
Or
aucun de ces programmes ne semble avoir tiré les leçons de la guerre, ni n’était
porteur d’une vision d’avenir, qui tiendrait compte des données concrètes du
pays, et de ce qui restait de ses fonctions d’intermédiation économique dans
l’environnement arabe.
En
effet, l’ensemble des programmes en question était essentiellement limité
à la
réhabilitation des infrastructures, ou plus exactement à ce qui relève de
l’équipement physique dans cette réhabilitation, sans que ces programmes soient
accompagnés d’un quelconque effort visant à la
reforme des modes de gestion du domaine public et au recyclage du capital humain
qui y est investi. Or même à ce niveau, les priorités commandant la répartition
des investissements, n’étaient pas clairement identifiées. Au contraire,
celles-ci ont été révisées, voire même inversées, au moins trois ou quatre fois
en l’espace de cinq ans([2]),
et ce pour des raisons découlant du dosage des relations inter et
intra-communautaire et des rapports de clientélisme entretenus et nourris par
les différentes factions au
pouvoir. Il est vrai que les programmes de reconstruction étaient techniquement
l’œuvre d’une poignée de compagnies ou de consultants privés et des équipes du
«Conseil de Développement et de Reconstruction » (CDR), toutefois il faut avouer que ces programmes étaient
rarement discutés en profondeurs dans les instances politiques, notamment le
parlement et le conseil des ministres. Ceux-ci ont toujours tenté de garder la
main libre pour imposer, à la dernière minute et sous les pressions du
«moment », des modifications majeures qu’ils jugeaient
«nécessaires ».
En
revanche les responsables de la reconstruction se sont laissés entraîner par une
perception excessivement simpliste, donc optimiste, des conditions de la relance
de l’économie. Au fur et à mesure que les obstacles apparaissaient, leurs
anticipations portaient sur des périodes de plus long terme et prenaient une
ampleur de plus en plus démesurée, ne correspondant pas aux capacités réelles du
pays, en terme de financement, d’administration, de gestion, d’exécution, de
contrôle et de disponibilité en ressources humaines qualifiées. Dans les deux
versions de l’ «Horizon 2000 » cet excès
d’optimisme a conduit les responsables de la reconstruction à se fixer
des objectifs à caractère volontariste, voir même maximaliste : le doublement du PIB par habitant en une dizaine ou une
douzaine d’années, sachant que cet indicateur était au début des années 1990, de
45% inférieur à celui de 1974, sous le double effet de la croissance
démographique et de la baisse de la production([3]).
Ces ambitions masquaient en fait le sentiment nostalgique de la période
d’avant-guerre qu’éprouvait non seulement la classe politique libanaise mais à
certains égards le libanais moyen. En l’absence d’un vrai diagnostic de la
situation prévalante au terme de guerre et d’un projet ou d’une vision futuriste
clairvoyante et mesurée, c’est précisément cette nostalgie implicite qui a
effectivement inspiré les
politiques étatiques d’après guerre.
Dans
ces circonstances, de nombreuses illusions furent largement répandues dans les
rangs de la classe politique, durant cette première moitié des années
1990.
On
pensait qu’avec une dose de sécurité rétablie, un niveau minimal de justice mis
en place, des infrastructures plus ou moins bien réhabilitées, et surtout une
«paradis fiscal » développé à outrance, on pourrait facilement atteindre les
objectifs ambitieux proposés, à savoir des taux de croissance de l’ordre de 8% à
9% annuellement.
Or
comment réaliser ces objectifs avec des programmes d’infrastructures seulement,
qui n’engagent ni les secteurs de production, ni les avantages comparatifs
potentiels du pays, ni le marché de
l’emploi et les politiques de distribution et redistribution des revenus. Plus
concrètement, comment miser sur un doublement du revenu par tête d’habitant,
sans avoir évalué au préalable, les dispositions du secteur privé à réagir
positivement à la politique de reconstruction. Aussi n’était-t-il pas arbitraire de supposer dans ces
différents programmes, que le secteur privé –profondément affecté par la guerre-
serait capable d’investir, tout au long des années de la reconstruction, le
double du montant investi dans cette dernière par le secteur public([4]).
N’était-t-il pas également utopique de continuer à miser –au moins
implicitement- sur la pérennité des fondements de base du «miracle économique
libanais » des années 1960, alors que les conditions qui auraient permis
ce miracle n’étaient que relatives aux circonstances du moment et de durée
limitée. En fait beaucoup de chose
ont changé dans le Monde Arabe durant le dernier quart de siècle, tant sur le
plan économique que sur le plan politique. Le Liban qui s’imposait, à l’époque,
en tant qu’intermédiaire économique multidimensionnel, n’a-t-il pas fini par
perdre cette fonction, non seulement en raison de la guerre, mais également en
raison de l’insertion accélérée et de plus en plus prononcée des pays de
l’Hinterland arabe, dans le système économique
international.
Concrètement,
l’étendue réelle des réalisations en matière de reconstruction, est resté
relativement limitée. Sur les quelques 10 milliards de dollars d’investissements
prévus pour la période 1993-2000 de l’«Horizon 2000 », seulement 40% à 45% sont effectivement contractés([5]).
Au sein de ces derniers, les projets intégralement achevés n’en représentent que le tiers, alors
que les deux tiers des investissements contractés portent toujours sur des
projets en cours de réalisation. Aussi remarque-t-on au niveau des montants
contractés, que les priorités sont déviées d’une manière prononcée -par rapport
aux priorités initiales de l’«Horizon 2000 »- en faveur des projets d’équipement physique et des projets
ayant une composante foncière importante. D’ailleurs cette déviation qui
représente un des sous-produits de cette économie libanaise essentiellement
rentière, est d’autant plus aggravée par le fait suivant : les dépenses de reconstruction n’ont eu qu’un impact
relativement minime sur l’économie réelle et sur le procès de production. En
effet la majeure partie de ces dépenses a pris ou bien la forme de profits
–rapatriés par les compagnies internationales engagées dans l’exécution des
grands projets d’infrastructure- ou bien la forme d’un financement affecté à
l’importation des équipements, ou bien la forme de salaires versés à la main
d’œuvre
non libanaise massivement impliquée dans ces projets. Il est claire que dans le
cadre de ce mode d’investissement et de la typologie des agents économiques qui
y ont pris part, que l’«effet
multiplicateur » n’a que tres partiellement joué.
Les obstacles qui ont freiné la
croissance dans la période d’après guerre, ne se réduisent pas uniquement à la
faiblesse de l’impact économique des dépenses de reconstruction. Ces obstacles
tenaient d’avantage à l’incohérence des objectifs macro-économiques affichés par
les gouvernements successifs.
En
effet les principaux objectifs, qui ont été repris dans les différentes
déclarations ministérielles, se résumaient comme suit : contrôler l’inflation et défendre le taux de change de la livre
libanaise à travers une politique de stabilisation monétaire, réduire le déficit
budgétaire et par la conséquent la dette publique, relancer la croissance
économique, reformer l’administration et résorber les tentions sociales. Or
concrètement ces objectifs étaient en contradiction les uns avec les autres. Une
des contradictions principales réside plus spécialement entre le premier
objectif (stabilisation monétaire) et les autres objectifs. Pratiquer une
politique de stabilisation monétaire, produisait des effets pervers qui
nuisaient manifestement à la réalisation des autres objectifs. En effet, la
stabilisation impliquait des taux d’intérêt relativement élevés, qui se
répercutaient négativement sur le service de la dette, l’incitation à investir
dans l’économie, et la distribution et la redistribution des revenus([6]).
Par ailleurs aucune cohérence n’existait entre la politique fiscale d’un côté et
le besoin de remédier à la contestation sociale de l’autre. En une dizaine
d’années, entre 1990 et 1999, l’impôt indirect en pourcentage du PIB a plus que
doublé, alors que le pourcentage de l’impôt direct a quasi baissé de
moitié([7]).
Or
comment ces antagonismes ont-ils affecté la croissance de l’économie ?
L’économie libanaise avait connu un bon démarrage en 1991, sous l’effet
de la sortie de la guerre (effet du «ressort »), avec un taux de croissance record de l’ordre de 40% environ.
Par la suite les scénarios de
croissance n’ont pas été réalisés. Deux phases principales peuvent être
identifiées à cet égard : une première s’étalant entre 1992 et 1995, durant laquelle le
taux de croissance, quoique inférieur aux prévisions, est demeuré en moyenne de
l’ordre de 6.5% annuellement ; et une deuxième couvrant la période 1996-1999 et caractérisée
par un trend nettement descendant du taux de croissance, ce dernier atteignant
en moyenne 2.75% annuellement([8]).
Notons qu’en l’absence d’une comptabilité nationale, ces chiffres sont mis en
question par certains économistes qui
-en utilisant un déflateur (simulé à partir de l’indice des prix à la
consommation) différent de celui
adopté par les milieux officiels- constatent non seulement la baisse des taux de
croissance, mais également la baisse du PIB lui même([9]).
Il est sûr et certain que les flux erronés des capitaux et transferts provenant
de l’extérieure n’ont été que rarement investis dans les rouages concerts d’une
économie qui souffre à la base, du manque d’opportunités d’investissement
adéquats.
Au delà de ce débat qui n’est pas facilement tranché, la chose importante
à relever réside dans l’aggravation des distorsions au niveau de la structure interne du PIB. Quoique on
ne dispose pas de données statistiques officielles à cet égard, un certain
nombre d’indicateurs partiels confirment l’idée d’un accroissement sensible et
quasi-régulier de la part des intérêts dans le PIB, aux dépens des autres
composantes plus productives tels que les profits et les salaires. Plus
spécifiquement, cette part des intérêts a plus que doublé durant les années
1990, pour atteindre environ 23% du PIB en 1998, profitant notamment de la
politique de stabilisation monétaire([10]).
La baisse nominale des taux d’intérêt à partir de 1999 n’a pas impliqué un
retournement de tendance à ce niveau, puisque cette baisse fut accompagnée d’une
réduction plus que proportionnelle des taux d’inflation([11]).
Au niveau des comparaisons internationales cette part du PIB accaparée par
l’intérêt semble énorme à divers égards, étant donne que ce pourcentage dans les
pays hautement développés ne dépasse pas en moyenne 7% du PIB, alors qu’il se
situe à environ11% dans les pays moyennement développés.
Or
cette ponction de plus en plus grande sur les revenus –en faveur des titulaires
des rentes, des intérêts et plus généralement en faveur des agents économiques
«oisifs » et non productifs- s’est opérée dans une période cruciale, une
période de transition sur le double plan démographique et social. Les mutations
démographiques rapides et profondes que le Liban a connu durant la période de
guerre, se sont soldées dans les années 1990 par des phénomènes relativement
nouveaux : baisse générale des taux de dépendance économique, et par
conséquent augmentation sensible de l’offre de travail, se traduisant par une
pression de plus en plus pesante sur le marché de
l’emploi.
Ainsi
entre 1970 et 1997, le taux global d’activité est passé d’environ 27% à plus de
34 % de la population résidente([12]).
Toutefois cet accroissement de l’offre de travail de l’ordre de 3% annuellement
–dicté non seulement par les mutations démographiques en cours mais également
par le besoin de plus en plus pressant d’équilibrer le revenu familial au coût
de la vie- n’a pas été adéquatement satisfait par une demande de travail aussi
consistante et durable. D’un côté les fondements rentiers de l’économie
libanaise, ne dégageaient pas, d’une manière intrinsèque, des opportunités
d’emploi permettant d’absorber l’offre de travail. De l’autre, une partie
relativement importante de la demande d’emploi par les deux secteurs public et
privé, était «naturellement » déviée en direction de la main d’œuvre non libanaise,
généralement non qualifiée ou peu qualifiée. Ces déséquilibres, de caractère
plutôt structurel, étaient censés se répercuter directement sur les taux de
chômage. Or ces taux sont demeurés, du moins jusqu’en 1997, relativement
supportables (environ 8% en 1997), voire même comparables à ceux de la veille de
la guerre. L’explication de ce phénomène doit être recherchée au niveau des flux
migratoires externes, dont le solde
net négatif a atteint durant la seule période 1994-1999, environ 950000
départs([13])
(276000 départs en 1999).
Dans
de pareilles conditions, on devait normalement prévoir la détérioration des
conditions du travail salarial. Notons que la salarisation du travail au Liban
est un phénomène relativement important. De 58% de la population active en 1970,
le pourcentage de salarié est passé à environ 65% en 1997. En nombre absolu,
l’effectif total des salariés est multiplié par plus que deux dans cette même
période. Notons à cet égard que le phénomène de salarisation affecte
essentiellement le travail des femmes, puisque environ 85% des femmes au travail
sont des salariées (1997).
Il
est vrai que plusieurs ajustements de salaires dans les deux secteurs public et
privé ont eu lieu depuis la fin de la guerre. Néanmoins, de nombreuses remarques
peuvent être dégagées, en ce qui concerne l’impact réel de ces
ajustements.
En général une amélioration du niveau réel des salaires a eu lieu durant
la première moitié du mandat Haririen (1993-1996). En revanche à partir de 1996,
le salaire réel a eu tendance à baisser sensiblement, notamment dans le secteur
privé où il n’y a pas eu d’ajustement officiel des salaires depuis cette
date.
Dans
la fonction publique un nouvel échelon des salaires a été adopté en 1999, après
plusieurs années de discussion au sein du parlement. Ce nouvel échelon a tenté
par ailleurs de simplifier et d’harmoniser les quelques 200 à 250 catégories
d’indemnité et a abouti dans l’ensemble à un ajustement des salaries à des taux
variant entre 25% et 40% selon la profession.
Toutefois, le mode d’ajustement des salaires, durant la dernière
décennie, s’est soldé en général par un resserrement de l’éventail des salaires,
étant donné que les hausses nominales du SMIC ont toujours dépassé, de par leur
taux, celles des autres tranches de salaires. Seules les nouvelles professions
du secteur quaternaire, et certaines professions spécifiques recherchées par les
«îlots développés » du secteur tertiaire, sont parvenues à imposer des salaires nettement plus élevés,
dépassant de loin les limites de cet éventail. Or cette catégorie ne concerne qu’un
pourcentage marginal de la population active salariale.
Dix ans, après la fin de la guerre, le fossé entre le SMIC et le salaire
moyen d ‘un côté et le coût de la vie et la ligne de pauvreté (aussi bien
de l’individu ou du ménage) de l’autre, est demeuré relativement
important([14]).
Manifestement ce fossé a eu tendance à s’aggraver après 1996, du fait du gel des
ajustements des salaires, alors que l’inflation se poursuivait quoique à des
taux inférieurs que par le passé. D’autres facteurs également exerçaient une
ponction sur le salaire réel. D’une part la hausse sensible des taxes douanières
qui affectaient directement les prix des biens de consommation (beaucoup plus
que les prix des services qui sont rarement taxables), sachant que les salariés
et plus généralement les pauvres sont relativement beaucoup plus concernés par
ces biens de consommations, que les couches aisées qui consacrent une part de
plus en plus grande de leurs dépenses, à l’achat des services normalement non
taxables. D’autre part, l’augmentation exhorbitante des prix des services
publics, qui a dépassé de loin l ‘augmentation nominale des salaires. D’ailleurs il ressort des
enquêtes statistiques réalisées récemment, que le revenu salarial d’un ménage
moyen (1.5 salariés moyens) est de plus en plus inférieur à la lige supérieure
de pauvreté, notamment en milieu urbain.
En comparant sur l’ensemble de la décennie, l’évolution du SMIC et du
salaire moyen à celle du PIB par tête habitant, l’on constate aisément que cette
dernière suit un trend nettement ascendant depuis 1990, alors que les salaires
ont tendance au tassement, surtout à partir de 1995. Cette évolution
différenciée reflète, dans une certaine mesure, l’aggravation des distorsions au
niveau de la structure du PIB, dont une partie de plus en plus grande est
accaparée par une minorité de gens et familles. Un ensemble d’indicateurs,
concernant essentiellement la répartition des dépôts et des crédits, confirment,
par ailleurs, ce profil dualiste de cette société qui se développe «à deux
vitesses ». En effet environs 50% des dépôts sont contrôlés par 2% des
titulaires des dépôts et 50% du montant total des crédits sont polarisés par 1%
des bénéficiaires des crédits en 1998([15]).
En revanche, le faible impact des réseaux de sécurité, n’a fait
qu’accentuer les inégalités, découlant de la «distribution primaire des
revenus ». Le rôle que ces réseaux étaient censés remplir au niveau de la
redistribution, demeure relativement faible, voir même marginal. En effet, entre
40% et 50% de la main d’œuvre salariale n’est pas à présent déclaré à la «Caisse
Nationale de la Sécurité Sociale » (CNSS)([16]).
Par ailleurs si la bourgeoisie critique ouvertement le niveau élevé des taux de
cotisations, il faut qu’elle reconnaisse également que le niveau des salaires
qu’elle déclare à la CNSS est nettement inférieur au montant des salaires
effectivement versés.
Ainsi les taux de cotisation
appliqués et le niveau des salaires formellement déclaré, semblent faire l’objet
implicitement d’un dosage délicat, régi par un système «des vases
communiquants ». Une des illustrations significatives des limites des réseaux
de sécurité, en l’occurrence la CNSS, se représente comme suit: les dépenses
totales de la CNSS, en matière d’assurance maladie et de prestations familiales,
n’ont pas dépassé 2% du PIB en 1998, ce qui correspond à 6% environ de
l’ensemble de la masse salariale dans le pays. Or ce taux était presque
équivalent à 10% des salaires, à la veille de la guerre, au moment où le salaire
moyen était au moins deux fois supérieur au salaire moyen actuel ! ! !
En somme les salariés de l’après-guerre, supportent effectivement une
part de plus en plus grande du coût des ajustements impliqués par ce mode de
transition vers la paix. Mais ce fardeau relativement élevé ne peut pas être
interprété uniquement comme le sous-produit pur et simple du mode de croissance
que le pays a connu dans les années 1990. Des facteurs et des considérations
d’ordre «subjectif » ont probablement contribué à ce surcoût imposé sur le monde
salarial. La préconisation générale du mouvement syndical, les limites de plus
en plus étroites de son champ d’indépendance et de liberté, la soumission de
plus en plus prononcée d’un grand nombre de centrales syndicales au momentum
politico-commentaire dicté par la coalition des «élites» communautaires et du
grand capital…tout ceci a sans doute contribué à la dégradation relative
des conditions de
travail.
Au-delà de la crise du monde salarial, les difficultés de vie de la
population libanaise apparaissent plus directement dans le domaine social. Il
est vrai que le part affectée au
social dans les budgets successifs des années 1990, n’a cessé de croître, à
travers les ministères ayant rapport au service public. Néanmoins, le seul
accroissement des dépenses sociales n’est pas suffisant en lui-même. En
l’absence d’une politique sociale bien définie et de type global, s’adressant
aux différentes sphères concernées, avec des priorités, des critères, des
mécanismes et des groupes-cibles bien délimités, les interventions étatiques, en
matière sociale, ont eu tendance à devenir de plus en plus chaotiques,
impliquant des surcoûts et peu d’efficacité. Cet état est bien illustré dans deux
domaines très importants : la santé et l’éducation.
En dépit des dépenses s’élevant à 9 ou 10% de PIB en 1997 –que les
libanais ont versé en matière de santé ([17])-
on ne peut pas dire que les gouvernements d’après guerre aient mis en œuvre une
véritable politique de la santé. En effet ce domaine parait, plus que jamais,
non réglementé. Le désordre d’un «laisser faire » exercé à outrance
-même dans cette sphère très délicats et spécifique- a débouché sur des
structures caractérisées, à divers égards, par la précarité, le gaspillage et
l’aggravation des inégalités aussi bien entre les différentes couches sociales
qu’entre les régions du pays. Surinvestissement dans la construction d’hôpitaux
publics et privés, suréquipement de ces hôpitaux avec des taux d’utilisation et
d’occupation relativement faibles, surconsommation de médicaments profitant à un
petit groupe oligopolistique, surplus relativement énorme au niveau du nombre de
médecins dans les différentes spécialisations, rapports antagonistes et non transparents entre les «grands
acteurs » de ce marché (en l’occurrence les hôpitaux, les médecins et les
compagnies d’assurance), incohérence quasi-totale des mécanismes de fixation des
tarifs et des prix des services sanitaires, faible encadrement de la santé
préventive… tels sont les principaux traits de «profil » actuel du marché de la santé au Liban.
En
1997, seulement 55% des résidents étaient couverts par des caisses ou des fonds
de sécurité, publics, parapublics, caritatifs ou privés, sachant que ce taux
variait sensiblement d’une région à l’autre. Dans le seul secteur public ou
parapublic, une demi-douzaine de fonds sont impliqués, avec des critères
d’éligibilité, et des plafonds de coûts, de prix et de soins médicaux, variant
arbitrairement d’un fonds à l’autre. Au-delà de leur redondance, ces fonds sont
gérés administrativement à un coût relativement élevé, notamment dans le cas de
la CNSS, dont les frais administratifs varient normalement entre 30% et 40% de
l’ensemble de ses dépenses. Quant
aux résidents non couverts par des réseaux de sécurité, et qui sont évalues à
environ 45% du total des résidents (1997), ils sont en grande majorité ou bien
pris en charge par le ministère de la santé (en acquittant un ticket modérateur
de 15%), ou bien soignés à leur propre compte ([18]).
Or le problème qui se pose à ce niveau est le suivant : avec l’aggravation de la crise des finances publiques le
gouvernement se trouve progressivement devant l’obligation de contrôler voir
même de réduire ses dépenses de santé, sans qu’il soit doté d’une stratégie, ou
d’une politique et de critères d’éligibilité des groupes cibles, permettant
d’acheminer les soins sanitaires publics vers les couches les plus démunies, au
lieu de les soumettre –comme c’est souvent le cas actuellement- aux intérêts
étroits et clientélistes qu’entretiennent les différents factions
politico-communautaires avec leur «public ». Aussi peut-on conclure que le service de santé demeure
essentiellement géré par les lois du marché sur lesquelles se greffent, du côté
du secteur public, les intérêts hétéroclites des formations
politico-communautaires. Ce service
absorbe une part importante des dépenses des ménages moyens et pauvres et
contribue pratiquement à creuser les inégalités.
Le
Liban (secteurs public et privé confondus) a dépensé en 1997 environ 9.3% du PIB
sur l’éducation, et a maintenu ce niveau avec une certaine tendance à la hausse
durant les deux dernières années. Dans les comparaisons régionales et
internationales, ce taux parait excessivement élevé puisqu’il n’excède rarement
6% dans les
pays du MENA et de l’OCDE. Or en analysant la structure du taux libanais, l’on
peut dégager plusieurs conclusions.
*
D’un côté le secteur privé (les ménages et le monde des affaires) finance à lui seul plus de 60% des dépenses
totales d’éducation, ce qui représente un des taux les
plus élevés du monde.
* Par
ailleurs les dépenses par élève dans l’enseignement public général, évalué en
pourcentage du PIB par tête, atteint un niveau excessif dans les
comparaisons régionales et internationales. Ce qui signifie en fait que le coût
de l’enseignement public (par élève) est relativement élevé, et tend à dépasser
celui de l’enseignement privé. Une des raisons qui expliquent ce phénomène, réside dans le taux d’encadrement qui
est nettement plus élevé dans les écoles publics (8 à 9 élèves par enseignant)
que dans les écoles privée (13 élèves)
A l’heure actuelle 35.4% des élèves fréquentent l’enseignement public pré-universitaire, ce qui est un des taux les plus bas de la région Afrique du Nord- Moyen-Orient. Ce pourcentage est pourtant en train de s’élever à mesure que de plus en plus de familles des couches moyennes n’arrivent plus payer la scolarité de leurs enfants en école privée. Cette corrélation entre école publique et bas revenus illustre le sentiment répandu selon lequel l’école publique est de plus en plus une école pour les pauvres. Non seulement le taux d’échec, le retard, le redoublement et l’abandon y sont d’ailleurs particulièrement élevés, en comparaison avec l’enseignement privé, mais également ces différents indicateurs tendent à s’aggraver sensiblement au fur et au que l’intensité de la pauvreté augmente ([19]).
En
revanche, les dépenses de l’Etat pour l’enseignement ne se limitent pas aux
dépenses des trois ministères concernés (à savoir le ministère de l’Education,
le ministère de l’Enseignement technique et celui de la Culture et de
l’enseignement supérieur). Elles sont de 40 à 50% plus élevés, en raison des
subventions versées par l’Etat à ses fonctionnaires –à travers la coopérative
des fonctionnaires, l’armée, les forces de sécurité intérieure et le ministère
des affaires sociales). Or plus de 75% de ces subventions profitent
principalement à l’enseignement privé où la plupart des fonctionnaires envoient
leurs enfants ([20]).
Ceci laisse pleines des doutes sur le degré de sérieux des politiques
gouvernementales qui prétendant formellement la relance de l’enseignement
public.
Il
existe deux façons d’estimer la pauvreté : la première se base sur la consommation journalière minimale en
calories (least cost diet) en fonction de l’âge et du sexe des membres du ménage
et traduit cette consommation en terme de coût. Cette mesure fixe la ligne
«inférieure » de pauvreté. Si on ajoute le minimum requis en termes de santé,
d’éducation, de logement et autres services, on arrive à la mesure de ligne
«supérieure » de pauvreté. En 1995, le rapport national préparé pour la
conférence de Copenhague avait sonné comme un cri d’alarme. Environ 28 à 30% des
libanais vivraient en dessous du seuil
«supérieur » de pauvreté en 1993, selon les estimations de certains
économistes qui ne disposaient pourtant pas encore d’une base statistique
détaillée et fiable. A partir de 1997, le Liban a disposé de données plus
complètes grâces aux enquêtes du ministère des Affaires sociales et de
l’Administration Centrale de Statistique, en particulier sur les revenus des
ménages et les structures de leurs dépenses. Quoique ces enquêtes n’ont pas
directement porté sur le phénomène de pauvreté, et n’ont pas par conséquent
tenté d’évaluer le niveau des lignes (supérieure et inférieure) de pauvreté,
néanmoins elles ont fait apparaître
des populations bien plus nombreuses dans les tranches basses de revenus qu’on
ne le supposait en 1995. Les ménages déclarant un revenu mensuel total inférieur
à 800$ en 1997 représentaient environ 60% du nombre total de ménage ([21]),
alors que les estimations non officielles de la ligne « supérieur » de pauvreté à la même année dépassaient légèrement ce niveau de
revenu.
La
deuxième façon d’estimer la pauvreté se base sur la notion de besoins de base
non satisfaits. Selon l’enquête du ministère des affaires social environ 31.1
pour cent des ménages libanais vivent en dessous du seuil de satisfaction de
leurs besoins, et beaucoup plus en milieu rural ([22]) : Bint Jbeil, par exemple, compte 67.2 pour cent d’insatisfaits,
Hermel 65.3 , le Akkar 63.3, Merjayoun 60. Dans la région de Baalbek-Hermel, où
21 pour cent de la main d’œuvre travaille dans l’agriculture, les indicateurs
socio-économiques (analphabétisme, chômage) sont parmi les plus bas du
pays.
La
dégradation de la qualité de la vie peut par ailleurs se lire à partir de la
comparaison de deux enquêtes sur le budget du ménage effectuées dans Beyrouth et
sa proche banlieue à trente années de distance et qui déterminent chacune les
structures des dépenses des ménages selon sept catégories de revenu. En 1966,
seules les populations classées dans la tranche inférieure de revenu (environ
10% des enquêtes) ont déclaré ne pas pouvoir couvrir leurs dépenses. En 1999
(enquête de 1997), seuls les ménages de la catégorie supérieure (environ 13% des
enquêté) étaient en mesure de couvrir leurs dépenses.
Ce
tableau récapitulatif de l’évolution du «social » -dans le cadre de la reconstruction et de la macro-économie des
années 1990- permet de dégager un certain nombre d’idées et de conclusions. En
premier lieu, il parait manifestement que la classe politico-communautaire de
l’après Taïf n’a pas suffisamment réalisé, et ne réalise pas toujours, la
gravité et le sérieux de la crise économique et sociale à laquelle le pays est
confronté. Beaucoup plus qu’une crise financière, cette crise est celle de
l’économie réelle, de ses fondement rentiers, de la division du travail en soin
sein et des modes de comportement des principaux «acteurs » dans les deux secteurs publics et privés. En l’absence d’un
projet stratégique et d’un vrai plan de développement, les différents programmes
de reconstruction, limités essentiellement à la réhabilitation des
infrastructures, ont implicitement trop misé sur le renouvellement et la
reproduction automatiques et spontanés des rôles et des fonctions économiques du
Liban de l’avant guerre. En dépit de l’accroissement des dépenses sociales dans les années
1990, l’efficacité et l’impact réels de ces dépenses, sont restés relativement
limités. Aucune vision globale, aucun plan d’ensemble se rapportant à la question sociale, n’ont été élaborés
ou mis en cours. La classe politique s’est montrée, de par structure, incapable
ou non disposée à aborder cette question dans sa dimension globale, dépassant
les intérêts étroits du type communautaire, régional, familial ou clientéliste.
En fait l’idée largement répandue
au sein de l’ «establishment » politique, est toujours la même, à savoir que la solution des
problèmes sociaux est le sous-produit pur et simple de la croissance. A partir
de pareilles «idées fixes » le dossier épineux de la reforme des interventions étatiques en
matière sociale, semble devenir éternellement ajourné. Au lieu des politiques
sociales inhérentes aux concepts de service public (vraiment public), de droits
économiques et sociaux, de droit à la santé, à l’éducation….Les « pseudo-politiques » en cours
actuellement auront tendance à se reproduire indéfiniment : une dépendance de plus en plus grande de l’individu (pour ne
pas dire du citoyen) à « son » homme politique, «ses » institutions de charité, «ses » institutions religieuses, «ses » institutions familiales, «sa » capacité à subir l’exploitation, la surexploitation et
l’auto-exploitation… avant qu’il ne prenne finalement la décision de recourir
aux filières d’émigration
[1]-“Horizon 2000”, CDR, 1995.
[2] - Les priorités trienal (NERP) ont été modifiées –à titre d’exemples- trois fois
[3] - « Estimation des pertes en Revenus en raison des agressions israéliennes contre le Liban », Rapport du gouvernement libanais, janvier 2000.
[4] - Cette hypothèse a été essentiellement retenue dans les deux version de « l’Horizon 2000 ».
[5] - CDR- Progress Report, March 2000
[6] - Une analyse détaillée de l’étendue de ces contradictions, de leurs mécanismes et de leurs implications qualitative et quantitative, est développée dans : « La dette publique au Liban : une crise des finances publiques ou une crise de l"économie »- Consultation & Research Institute (CRI)- 1999
[7] - Rations déduites de la base des données statistiques du ministère des finances.
[8] -ces pourcentages sont calculés à partir des estimations officielles du PIB, publiées par le gouvernement.
[9] - Voir Charbel Nahas Quel modèle de croissance économique pour la
Prochaine décennie ? , UNDESA, Revëara, Beyrouth,
janvier 11-13, 2000.
[10] - Voir le « programme d’ajustement financier », le gouvernement libanais, 1999.
[11] - Le taux d’intérêt a baissé de 23 points en pourcentage en 1999, alors le taux d’inflation annuel n’a été que de 0.3% dans la même année
[12] - Voir pour 1970 : « population active au Liban-1970 », Direction Centrale de Statistique, 1971.
Pour 1997 voir : « Conditions de vie des ménages au Liban », Administration Centrale de Statistique, 1997.
[13] -Bulletin mensuel de l’Administration Centrale de Statistique. Différents numéros.
[14] - WSSD progress report Geneva 2000, Consultation & Research Institute, 2000
[15] - Voir « Poverty Assessment in Lebanon », Consultation & Research In stitute CRI, Beyrouth, Draft August 2000
[16] - Sur environ 800000 salariés au Liban en 1997, moins que 400000 étaient déclarés à la CNSS
[17] -The impact of Health Cost on the Right to Health Care in Lebanon, Consultation & Research Institute CRI, Beirut, 1999
[18] -Ibid.
[19] - Compulsory free education & obstacles to school enrollment in Lebanon, CRI- NCERD- World Bank, 1999.
[20] - Ibid
[21] - Les conditions de vie…, Administration Centrale de Statistique, Ibid.
[22] - Housing & population database survey,
Ministry of Social Affaires, 1996