En m'exprimant sur le conflit israélo-palestinien
(Le Monde du 4 août), je savais que je défiais les
lois de la prudence, qui conseillent d'éviter, si l'on n'y a pas un
intérêt personnel, de traiter un sujet aussi passionnel. Je ne suis
ni juif ni arabe ou musulman. Je ne suis pas non plus spécialiste de
la région. Je pense tout simplement, d'un point de vue moral, que
les principes universels ne doivent pas être appliqués de façon
sélective et, d'un point de vue réaliste, qu'aucune paix durable ne
peut être établie sur la négation des droits d'un peuple. J'estime
que le droit légitime d'Israël à la sécurité n'est pas incompatible
avec celui des Palestiniens à l'autodétermination.
Je me doutais bien que, d'une façon ou d'une autre, mon
intervention allait susciter approbations chez les uns (et notamment
de nombreux juifs français), critiques chez les autres, et aussi
insultes, promesses de rétorsions professionnelles et menaces
anonymes sur ma personne. Je n'ai pas été déçu sur ce dernier
point.
Je pouvais m'attendre, pour la partie du texte qui critiquait le
gouvernement actuel d'Israël, à ne pas recevoir l'approbation de ses
représentants. Je ne m'attendais pas à ce que l'actuel ambassadeur
d'Israël en France, Elie Barnavi, intellectuel réputé et qui a joué
un rôle incontestable dans la recherche de la paix, écrive
(Le Monde du 8 août) non pas une réponse à mon
point de vue, mais une réaction d'une virulence qui a étonné jusqu'à
ceux qui ne partagent pas mon analyse, allant jusqu'à instruire
contre moi un procès d'antisémitisme et de haine
anti-israélienne.
Cela prouve que ce débat est encore plus exacerbé et la situation
plus dégradée que je ne le pensais.
Elie Barvani, tout en se plaignant amèrement du parti pris
anti-israélien de la presse française en général et du Monde
en particulier, peut tranquillement me désigner comme
l'adversaire d'Israël, m'accuser d'antisémitisme sans, bien sûr,
apporter aucun fondement à ces graves accusations. Il le fait, de
surcroît, en faisant croire que, parallèlement au point de vue
modéré que Le Monde a publié, je suis l'auteur d'un
pamphlet d'une rare violence, non public, mais qu'il se garde bien
de citer.
Comment qualifier cette méthode qui, dans un climat passionné,
laisse supposer le pire, sans étayer, car cela lui serait bien
évidemment impossible, ces insinuations ? Effectivement, j'ai
envoyé une note à quelques dirigeants socialistes en avril dernier,
dont le texte publié reprend les arguments. J'y indiquais en outre
qu'on ne peut pas se dire aujourd'hui de gauche et accepter le sort
fait aux Palestiniens, fût-ce pour d'illusoires raisons
électorales.
En souhaitant faire publier une "Lettre à un ami israélien", je
ne voulais pas utiliser une rhétorique cachant des sentiments
d'hostilité mais poursuivre publiquement un débat que j'ai eu à
partir de cette note avec des Israéliens et des membres de la
communauté juive française. Je l'ai fait en raison des inquiétudes
que fait naître en moi la situation actuelle, faite
d'affaiblissement du camp de la paix en Israël et de montée des
extrémistes chez les Palestiniens.
J'ai toute ma vie combattu le racisme, sous toutes ses
formes ; je défie quiconque de trouver une seule ligne raciste
ou antisémite sur les centaines de milliers que j'ai pu écrire.
Cela va
totalement à l'encontre de ma pensée et de mes convictions les plus
profondes. Je trouve inadmissible le terrorisme intellectuel
consistant à accuser d'antisémitisme toute personne qui critique le
gouvernement israélien, accusation d'ailleurs qui devrait
s'appliquer aux pacifistes israéliens et aux juifs français qui
partagent ce point de vue.
Je crois au contraire qu'à certains moments de l'histoire, ceux
qui s'opposent à un gouvernement servent mieux sa nation et les
valeurs qu'elle incarne. Pour en rester au seul cadre français, ce
fut le cas des résistants sous Vichy et des opposants à la guerre
d'Algérie. Me faut-il répéter que, pour moi, le droit à l'existence
d'Israël de vivre en paix et en sécurité dans des frontières
reconnues, celles d'avant le conflit de 1967, est une évidence
absolue ? Que les attentats terroristes qui frappent Israël
doivent être condamnés fermement, car ils sont à la fois moralement
criminels (ils ne peuvent que frapper des innocents) et
politiquement néfastes (ils éloignent les perspectives de
paix) ? Que les communautés juives vivant en dehors d'Israël
doivent pouvoir vivre en sécurité et dans le respect de leur
identité ?
Mais tout cela n'empêche pas pour autant de dire que le sort fait
aujourd'hui aux Palestiniens est immoral, illégal et, par ailleurs,
contraire aux intérêts à long terme des deux peuples.
On me reproche de faire un amalgame pour l'ensemble de la
communauté juive française. Je dis au contraire que ses
représentants les plus lucides et les plus courageux sont les
premiers à critiquer le gouvernement Sharon et l'impasse dans
laquelle il conduit son pays. Je n'ai évidemment jamais voulu
justifier la résurgence éventuelle de l'antisémitisme que la
communauté juive, dont je connais la diversité et l'absence de
caractère monolithique, devrait subir du fait de sa fidélité à
Israël. Je redoute au contraire les conséquences d'une situation où
la logique des extrêmes l'emporterait. Je pense que ce conflit est
un conflit de nature politique et qu'il faut combattre toute
tentative d'explication communautaire et/ou religieuse.
Cependant pourquoi Israël serait-il le seul Etat au monde dont il
serait interdit de critiquer le gouvernement sauf à être accusé de
racisme et à recevoir de lourdes menaces de représailles ?
Pourquoi le Proche-Orient serait-il la seule région où les choses
sont tellement compliquées qu'il conviendrait de ne pas
s'exprimer ? A-t-on appliqué le même raisonnement aux Balkans,
à la Tchétchénie, au Tibet, à l'Afrique des Grands Lacs ?
Elie Barnavi dit que le gouvernement israélien reconnaît lui
aussi le droit aux Palestiniens d'avoir un Etat. Mais alors,
pourquoi ne pas mettre ce principe en application ? Si cela est
impossible, faut-il en conclure que les Palestiniens en sont
congénitalement incapables ou que tous les efforts possibles n'ont
pas été faits en ce sens du côté d'Israël ? Après trente-quatre
ans d'occupation, comment expliquer que les gouvernements israéliens
successifs n'aient pas trouvé d'interlocuteurs dignes de ce
nom ? Et comment auraient réagi les dirigeants juifs si, après
plusieurs années ou même plusieurs décennies d'une approbation de
principe de la création d'un Etat d'Israël, la Palestine était
toujours occupée militairement par la Grande-Bretagne ?
Comment ne pas voir - ce qui était parfaitement
prévisible - que, contrairement à ses promesses, Sharon n'a pas
apporté la sécurité à son peuple et risque de déstabiliser plus
encore la région, que la politique actuelle du gouvernement
israélien affaiblit chez les Palestiniens les modérés pour renforcer
les ultras ?
La situation, comme toute situation stratégique, est certes très
compliquée. Mais le problème principal réside bien dans le fait
qu'un peuple est occupé militairement et qu'il ne l'accepte pas.
L'évidence que toute l'histoire stratégique nous apprend, c'est que
l'on peut conquérir et occuper des territoires, jamais un
peuple.
Il n'y a bien sûr pas de solution idéale au Proche-Orient. Il
convient de choisir la moins mauvaise. L'établissement d'un Etat
palestinien dans ses frontières de 1967 est certes un risque pour
Israël. Il y a en effet moins de probabilités aujourd'hui qu'il y a
dix ans que cet Etat palestinien fournisse au monde arabe le modèle
démocratique dont il aurait besoin, tout simplement parce que les
extrémistes sont plus forts aujourd'hui qu'hier. Mais ils le seront
encore plus demain si l'actuelle politique est poursuivie.
Quels sont les choix d'Israël ? Evacuer les Palestiniens des
territoires ? C'est impensable. Etablir un régime
d'apartheid ? Ça l'est également. Espérer que les Palestiniens
se découragent et acceptent la paix aux seules conditions
israéliennes ? C'est impossible. Alors, l'évacuation militaire
des territoires occupés et la création d'un Etat palestinien ne
sont-ils pas la moins mauvaise solution ?
Aujourd'hui, tout débat sur le Proche-Orient s'arrête au fait que
trop de gens pensent que ce qui sera donné à l'un (en l'occurrence
les Palestiniens) sera pris à l'autre, comme dans les jeux à somme
nulle.
C'est vrai territorialement, ce n'est pas vrai politiquement. Ces
deux peuples ont à gagner ensemble à l'établissement de la paix. Et
j'ose espérer qu'en France le débat reste possible, y compris pour
le Proche-Orient, sans recourir à la diabolisation de ceux qui
redoutent tout autant les extrémistes et le terrorisme que vous,
Elie Barnavi. Mais sachez que le maintien du statu quo, loin
d'affaiblir extrémistes et terrorisme, ne fait que les
renforcer.
Pascal Boniface est directeur de l'Institut de relations
internationales et stratégiques
(IRIS).