Par
Isabelle Ouellet*
À la fois moderne et traditionnelle, la femme marocaine porte en elle les contradictions d'une société en pleine évolution. Certaines d'entres elles s'efforcent aujourd'hui de faire endosser leur combat par la société civile. Changer les mentalités, voilà la solution préconisée.
"Nous voulons bouleverser l'ordre patriarcal". Ce cri du cœur, lancé par Leïla Rhiwi, de l'Association démocratique des femmes marocaines (ADFM), lors des journées d'études d'Alternatives, résume bien le dur combat que mènent plusieurs associations de femmes marocaines. Leurs buts ? Que l'égalité entre hommes et femmes soit enfin reconnue en matière de droits civils, économiques et socioculturels ainsi que l'abrogation de tous les textes juridiques qui entérinent l'infériorité de la femme. Droit de ne plus être tributaires de l'homme pour accomplir certains actes. Droit de ne plus être répudiées ou de pouvoir transmettre sa nationalité et son nom à ses enfants. Mais pour ce faire, une refonte en profondeur de la Moudawana, le Code du statut personnel - basé sur la Charia islamique - qui régit leur vie privée (divorce, mariage, succession) est nécessaire. Mais comme plusieurs de ses consœurs, Leïla Rhiwi déplore le manque flagrant de volonté gouvernementale : "Le statut de la femme est perpétué par l'État, ses règles et ses lois, et non pas par un fait culturel. C'est un déficit de démocratie", explique-t-elle.
Quelles réformes?
Il y a déjà dix ans, des milliers de Marocaines envahissaient les rues, pétitions à la main, pour réclamer une révision du Code du statut personnel. Si l'intronisation du jeune roi Mohammed VI vint galvaniser leurs espoirs d'un Maroc plus démocratique, la timidité des réformes entreprises en déçoit plus d'une. En septembre 1993, le défunt roi Hassan II prêtait une oreille attentive mais sélective aux revendications féministes en déclarant : "Quant j'ai pris connaissance des doléances et des souffrances de la femme marocaine - qu'elle soit mère ou pas, mais mariée - je reconnais qu'en réalité, nous n'avons pas appliqué la règle de base en matière de lé-gislation, telle que stipulée par l'Islam". Terminant son mea culpa, le monarque reconnaîtra aussi "qu'il est inconcevable que dans la pratique nous allions à l'encontre des préceptes de l'Islam, des hadiths et de la conduite quotidienne du Prophète qui a dit que les femmes sont égales aux hommes devant les lois". En somme, l'État reconnaissait les souffrances des Marocaines, en autant qu'elles soient ma-riées. Suite à cette déclaration, quelques modifications ont été apportées à la Moudawana mais le geste demeure symbolique, la plupart des revendications ayant été ignorées.
Rejet des mères célibataires
Évoquer la situation des mères célibataires au Maroc, c'est évoquer le drame d'une société où le droit de la famille repose exclusivement sur l'institution du mariage et sur les rapports de filiation légitime.
Dre Najat M'Jid, pédiatre et présidente de l'association Bayti qui œuvre pour la réinsertion sociale des enfants de la rue, reconnaît qu'il y a là un grave problème. "Au Maroc, le concubinage n'existe pas. Officiellement, aucun acte sexuel n'est permis hors du mariage. Si une femme célibataire tombe enceinte et que le père refuse de reconnaître sa paternité, elle sera considérée comme une prostituée… " Face au regard critique que la société marocaine pose sur elle, sans appui ni reconnaissance, la mère célibataire, souvent pauvre et analphabète, n'a souvent d'autre choix que d'abandonner son enfant. Les chiffres sont éloquents : sur cinq femmes qui abandonnent leur enfant, quatre sont célibataires.
Parmi ces abandons, 80 % se font dans les hôpitaux ou les cliniques. Un enfant sur cinq est abandonné sur la voie publique.
Khadija Mounib, conseillère en emploi pour Alternatives depuis cinq ans, connaît bien la situation des femmes célibataires. D'origine marocaine, elle est venue s'ins-taller au Québec en 1993 pour fuir une pression sociale qui ne lui permettait pas de vivre sa vie de célibataire comme elle l'entendait : "Une fille célibataire sera toujours jugée sévèrement par la société qui remettra en doute sa capacité à pouvoir se ma-rier. Aux yeux de tous, elle n'a pas de valeur. On se demandera si c'est une fille facile, si elle a mauvais caractère…"
Dans le cas des mères célibataires, qui sont souvent de jeunes servantes agressées se-xuellement par leur employeur, elles sont doublement pénalisées. En plus d'être victimes de viol, la société leur reprochera d'avoir "provoqué" le drame et d'afficher "publiquement" la perte de leur virginité. "C'est une question d'honneur, explique Khadija Mounib. Dans la plupart des familles, il n'est absolument pas question que la jeune fille puisse être vue dans cet état par son père ou ses frères. Il y a trois solutions : soit elle demande à l'homme de l'épouser ; soit elle se fait avorter ou s'il est trop tard, elle ira accoucher incognito, loin de chez elle, là où personne ne peut la reconnaître."
Changer les
mentalités pour mieux changer les lois ?
À l'heure actuelle, le poids du jugement sociétaire et les lois ne permettent pas à la mère célibataire de garder son enfant. Au contraire, la pression est tellement forte qu'elle pousse une mère à délaisser sa propre chair. Juridiquement, le Code du statut personnel et successoral ne reconnaît que les enfants nés dans le cadre du mariage. Seul l'homme possède le pouvoir de "légitimer" le statut de l'enfant en reconnaissant sa paternité mais aucun texte de loi ne l'y oblige. L'enfant né hors mariage de père "inconnu" aura donc un statut d'enfant naturel, illégitime. En ce qui concerne la femme (ou l'enfant à sa majorité), le droit marocain ne lui reconnaît pas le pouvoir de "recherche de paternité". Obtenir le droit juridique de donner son nom (filiation) à ses enfants permettrait sans doute de mettre en lumière une réalité : celle de nombreux gamins et enfants abandonnés, rejetés, qu'on tente d'occulter. Celle aussi de femmes blessées, humiliées, qui ont choisi trop souvent le silence, par crainte ou par respect.
En rejetant ces mères célibataires, ce sont ses enfants que la société marocaine abandonne. " D'où l'importance de changer les mentalités ", affirme Dre Najat M'Jid : "Parce qu'on pourra changer tous les codes du monde, si les mentalités n'évoluent pas, ça ne sert à rien." De son côté, Khadija Mounib croit fermement que la capacité d'un pays à se prendre en charge passe par l'éducation : "La plupart des jeunes femmes qui ont étudié ne veulent plus reproduire le mo-dèle traditionnel de leur mère. Plusieurs prennent part aux débats publics, aux conférences afin de revendiquer, par exemple, la liberté de choisir elle-même leur époux…"
Peut-on réellement espérer une évolution des mentalités dans un Maroc où la femme qui a des relations sexuelles hors mariage est qualifiée bassement de "couscous de la veille" ? Celle qu'on surnomme la "marraine" des enfants de la rue croit que c'est possible : "Nous nous battons contre les mentalités, mais il faut le faire en douceur", explique Dre Najat M'Jid. À la fois traditionnelle et moderne, la société marocaine est aujourd'hui divisée, voire déchirée entre une faction qui revendique plus de libertés et ceux, plus conservateurs, qui prônent le statut quo et le respect de la Charia islamique. Selon Leïla Rhiwi, il faut non seulement revoir les lois et les règles, mais "il faut faire porter par la société notre projet égalitaire. Développer la pratique de la critique. Travailler ensemble, localement afin de changer les comportements."
Il y a cinquante ans déjà, Eglantine Webb, fondatrice de "Save the Children International Funds ", affirmait que " la face du monde peut changer en une génération. Tout dépend de la manière dont nous traitons nos enfants ".
Source :
Alternatives, septembre 01
* Stagiaire du programme "médias alterna-tifs"
d'Alternatives. L'auteure est maintenant en Afrique du
Sud