es maillots
partout. Ceux que les clubs qui se l'arrachaient lui
offraient dans l'espoir de s'attirer ses bonnes grâces.
Aux murs de sa chambre : le vert de l'AS Saint-Etienne,
le rouge et noir du Stade rennais, le bleu du Racing
Club de Strasbourg, etc. Floqués à son nom, Ben Arfa, ou
à son prénom, Hatem. Numérotés 10, milieu offensif, son
poste de prédilection. Ou 92, son numéro fétiche, celui
de son département de naissance et de résidence, les
Hauts-de-Seine. Très fier et très pro à la fois, le
futur Zidane à la moustache naissante et aux propos
intimidés a placé à son chevet le saint suaire qu'en
nouveau petit Jésus du foot, il va désormais revêtir :
la tunique blanche de l'Olympique lyonnais. Jean-Michel
Aulas, le président du flambant champion de France, a
donné le faste nécessaire à la cérémonie d'embauche de
ce môme de 15 ans. Sommes en jeu : au strict minimum 150
000 euros de prime à la signature, et un salaire mensuel
passant de 1 500 euros à 8 400 euros en cinq ans, avec
gratifications selon les sélections nationales
engrangées dans les catégories jeunes (1). Pour Ben
Arfa, c'est au moins ça, sûrement plus.
L'histoire commence à Châtenay-Malabry. La famille
est d'origine tunisienne. Kamel, le père, est un ancien
ailier droit réputé. Il a ensuite entraîné quelques
équipes de banlieue avant qu'un accident cérébral ne lui
vaille une pension d'invalidité. La cité est tranquille.
Sur les terrains de jeu, les gamins se râpent la semelle
à se prendre pour des stars du foot. Hatem est tout
petiot mais déjà il a un dribble dévastateur et une
vista précoce. Michel Ouazine, voisin et ex-journaliste
spécialisé, le repère illico : «A 9-10 ans, il avait
déjà tout pour lui. L'agilité physique, l'habileté
technique, mais surtout, il manifestait une surprenante
intelligence du jeu. A la sortie d'un slalom dans la
défense, il n'avait pas le nez dans ses chaussettes, il
gardait la tête en l'air avec cette façon de voir loin
qu'ont tous les grands. Et il ajoute : Et puis,
il était assez rebelle, il avait son caractère et ça
aussi, c'est important.» Le gamin qui vénère
Maradona, enfant prodige lui aussi, joue à Montrouge, à
Versailles. Il tape déjà dans l'oeil des recruteurs de
clubs qui draguent le fretin de plus en plus menu, à
mesure que le foot français se doit d'investir sur des
tendrons pour ne pas être pris de vitesse par Manchester
ou le Milan AC, ces Big Brothers ayant l'oeil à
tout.
Hatem n'a pas 12 ans, mais les propositions affluent.
Ouazine, qui connaît la musique, conseille aux parents
de ne pas se lier illico avec un club, de laisser le
gamin grandir et les enchères monter, et de rallier
plutôt l'ENA des jeunes footeux, l'Institut national du
football à Clairefontaine. Henry, Anelka ou Christanval
sont sortis de cette pouponnière officielle qui
accueille chaque année 24 pioupious du ballon pour trois
ans de «préformation». Aux 22 heures de cours en
collège, s'ajoutent 15 heures d'entraînement
hebdomadaire mené par la crème des éducateurs. Et comme
l'image est reine, une caméra de Canal +, tendre et
complice (2), suit déjà le quotidien de ces
marie-louise, façon «Les yeux dans les petits
Bleus.»
Fini la chambre partagée avec le grand frère dans le
trois pièces à la déco très chamarrée, Hatem découvre un
pensionnat cosy et moderne. Ses compagnons de la
promotion 1999 sont très blacks-blancs-beurs, se nomment
Helmi, Abou, Bastien, Geoffrey, etc. Gueule d'angelot,
babil rauque d'avant la mue et curiosité de commère,
Hatem est le benjamin du groupe. Les radios du poignet
sont formelles : demain, il mesurera 1,82 mètre, mais
là, il est encore tout riquiqui et ne doit qu'à son
talent de tenir la distance face aux gaillards qui
bombent déjà le torse.
Le quotidien est intense. Lever à l'aube, bus pour
l'école. La greffe footeux-collégien a du mal à prendre.
Jalousie, bagarres, chahut. Hatem peine sur ses devoirs.
Son père a beau sévir, sa mère le consoler et Claude
Dusseau, le responsable de la formation, tonner, les
résultats restent médiocres. Objectif de repli : un BEP
de comptabilité. Mais l'important se joue l'après-midi
sur les somptueux terrains au gazon léché. Là, le jeu
devient métier, l'amusement se mue en obligation. Les
apprentis font leurs gammes au vu et au su des caïds du
foot.
Car Clairefontaine accueille en stage le gratin des
terrains, Bleus y compris. Alors, au crépuscule, les
futurs pros redeviennent des chasseurs d'autographes. Et
Hatem de s'extasier devant la carrure de Dessailly
(«T'as vu les cuisses ?»), de célébrer la
bienveillance de Thuram («Il est trop gentil»),
ou de renifler tant et plus les gants que Zidane lui a
abandonnés, avant de les mettre sous clef dans sa
cachette aux trésors. Cette proximité génère
imprégnation et adoubement. Et attire comme des mouches
les renifleurs de notoriété à venir.
Le soir, la gaminerie reprend ses droits. Tchatche
avec les parents via les inévitables portables, fiestas
vraiment pas mixtes et concours de rap. Hatem écoute
«du RnB, du funk, du rap», lit des magazines de
foot, aime Pacino dans Scarface, et, en musulman
hésitant, fait sa prière de temps à autre, s'excusant
d'un : «J'ai pas trop le temps.» L'actualité leur
parvient assourdie dans cet univers étrange,
hyperenfantin et ultramature à la fois. Bruno Sevaistre,
le réalisateur du documentaire : «Le 11 septembre,
les présidentielles, ils sont loin de tout ça. Ils
vannent de-ci de-là pour montrer qu'ils sont au courant
mais ils ne s'attardent pas. Ce qu'ils regardent à la
télé, c'est le Loft.»
Le week-end, la cavalcade continue. Les clubs
multiplient les invitations pour emporter la faveur des
très courtisés. Hatem et sa famille ont ainsi fait le
tour de France du foot-business. Grands hôtels, bons
restos, tête-à-tête avec les décideurs, cadeaux
gratifiants. Et câlineries des recruteurs qui suivent le
moindre match et donnent du «petit guerrier» au
fils Ben Arfa. Lequel peut se permettre de faire la moue
devant ces danses du ventre : «Y a des clubs, ils me
veulent que pour leur intérêt. Ça m'agace. J'ai pas
envie qu'ils me prennent comme un bijou.» Quinze
clubs se sont manifestés. Le père les a fait grimper à
l'échelle. Lyon a haussé la mise pour la rafler. Ce qui
permet à Hatem de rester en France et de calmer le
protectionnisme de dirigeants furibards de voir les
poulains élevés sur les deniers nationaux passer la
frontière, tels Jérémie Allardière à Arsenal ou Mourad
Mehgni à Bologne.
Le lundi, quand il voit Hatem et les autres revenir
les yeux cernés de leurs tournées des grands ducs,
Dusseau peut bien tempêter, il sait qu'il a perdu. Le
vieil éducateur peine à comprendre une génération
courtisée et bravache, qui parle beaucoup de respect
mais ne file droit que pour garder l'estampille
«Clairefontaine». Qui mène d'autant ses parents à la
baguette que pour beaucoup, elle va assurer leur train
de vie. Dusseau a beau faire de la résistance, l'avenir
appartient à Ben Arfa et compagnie. Portés aux nues
avant d'avoir commencé mais lâchés en rase campagne
s'ils se blessent, s'ils trébuchent, s'ils
déçoivent.
photo J...R'ME BREZILLON
(1) Selon le mensuel
Grand Stade. Les différents interlocuteurs refusant de
confirmer.
(2) Documentaire de Bruno Sevaistre,
diffusé sur Canal + à partir du 1er juillet
2002.