a castagne,
ça oui il aime. Mais pas à ce point-là. Se faire traîner
au tribunal par l'Union des étudiants juifs de France,
Avocats sans frontières et la Licra, se retrouver dans
un prétoire, collé au mur par le trio
Finkielkraut-Adler-Taguieff... Forcément, il le vit mal,
Mermet, producteur-animateur-reporter-démiurge de
Là-bas si j'y suis, l'émission culte de France
Inter, de se voir épingler l'étiquette de «judéophobe»,
d'antisémite de gauche, pour des propos antijuifs et
propalestiniens de ses auditeurs diffusés à l'antenne il
y a un an. «Qui s'explique s'excuse, et qui s'excuse
s'accuse. Quand on est accusé de ça, le soupçon
s'installe.» C'est accessoire mais ce qui l'a
blessé, lui, le fils de prolo de la banlieue rouge,
c'est que des intellos, des «super-tronches»
comme il dit, «ne sortent de leur bunker de
mépris que pour aller droit au tribunal», sans même
avoir écouté ses émissions, sans polémiquer, sans
l'appeler. «Les intellos, c'est comme les curés, on
les vénérait.»
En attendant le jugement prévu aujourd'hui, il essaye
d'écrire là-dessus pendant que c'est chaud, d'oublier en
s'abrutissant devant le championnat de France de
pétanque à la télé. Sevré de sa dose quotidienne
d'antenne, il tourne en rond dans son appartement
encombré de souvenirs de voyages. Appelle les copains :
«Dis donc, tu voudrais pas donner le site de la
pétition dans ton émission.» Il raccroche, sert
rasade d'auto-ironie pour faire passer la pilule :
«C'est le Mermethon ! Avec les cons, il y a que les
trucs cons qui marchent : les pétitions, les chiffres,
ça les impressionne.»
Des amis, Daniel Mermet en a, comme tout le monde,
mais ceux qui comptent vraiment ce sont ses ennemis. Il
les aime grands, beaux et forts. Comme lui quoi, qui se
voit en belle gueule, burnée et burinée. Les amis, on
peut en changer, mais les ennemis, faut pas se tromper,
question de standing. D'habitude, Don Mermet ne se
trompe pas de moulins à vent, ce coup-ci, il n'a pas vu
venir. Mais, sûr, il ne regrette rien : il ne refuse
aucun combat.
Mermet est né chez de gens de peu promis à des
«vies minuscules». Il y a du «à nous deux
Paris» chez ce gars-là. «Je n'ai pas de complexe
avec l'envie de réussir. J'étais comme tous ces
peigne-culs qui avaient la rage et la légitimité:
Coluche, Cavanna... On a tous pris l'ascenseur
social.» Lui a appuyé sur le bouton du haut. Mais il
continue de dire «ceux d'en face», de parler
«la langue de l'ennemi». «Je suis resté
là-dedans.» Il n'est pas mondain mais habite un
appartement trop étroit et mal fichu en plein Boboland,
dans le quartier de Montorgueil, qui a l'avantage d'être
en territoire «ennemi».
Depuis le procès, Mermet s'est un peu amadoué et
tient sa morgue en laisse. D'ordinaire, il est en guerre
ouverte avec la rédaction de France Inter. Il ne peut
pas s'empêcher de chambrer. «Je les ramène à leurs
rêves d'adolescents, ils ne supportent pas de se voir
rappeler qu'ils restent le cul derrière leurs
ordinateurs.» Les professionnels de la profession
détestent ce type qui la ramène, leur donne des leçons
de «journalisme de rupture», mais fait leur
métier mieux que la plupart d'entre eux. En treize ans
de Là-bas si j'y suis, Mermet ne s'est pas
beaucoup trompé : Sarajevo en 1992, le Rwanda en 1994,
Grozny sous les bombes, la chute de Suharto en
Indonésie, la Tunisie d'Ubu Ali, l'Afghanistan en plein
media circus, etc. Il a toujours été là où il
fallait. C'est un drôle d'oiseau qui passe son temps à
se payer la tête des Michael Kael mais porte des vestes
multipoches, qui se moque des «charlots au
journalistan» mais qui harcèle les envoyés spéciaux
pour qu'ils lui expliquent les subtilités de la
hiérarchie tribale pachtoune. Mermet n'est pas un
modeste, ni un faux, ni un vrai. Son émission mensuelle
avec le Monde diplo, il trouve que «c'est bien
pour eux, pour leur notoriété». Quand il fait la
liste de ses amis, ce sont des trophées de chasse :
«Vidal-Naquet, Maspero et Casto [riadis]».
C'est comme lorsqu'il s'attaque à un sujet pour
Là-bas si j'y suis, il lui faut le meilleur, la
pointure. Il l'essore jusqu'à la corde pour en faire son
jus à lui : un objet radiophonique non identifié, ni un
programme de divertissement, ni une émission
d'information, mieux que tout ça, ce que le service
public peut faire de mieux tout en restant grand public.
Ce qui sort du poste, c'est l'essentiel, la vie.
Il y a eu les moments de radio au-delà de la radio :
Valentine, la petite Rwandaise qui a passé
quarante-trois jours sous les cadavres, Hans Münch, le
dernier médecin nazi qui coule une retraite paisible en
Bavière, le brûlot censuré de Pierre Carles sur la
télé... Et il y a les perles quotidiennes : les
Parisiens embrumés, cueillis au saut du lit, à qui l'on
demande ce dont ils ont rêvé dans la nuit ; le type qui
bâtit une soucoupe volante en bois dans son jardin...
Mermet est un sensuel, il flaire les gens plus qu'il ne
les écoute, il digère les livres que d'autres ont lus
pour lui, il sent les sujets plus qu'il ne les
décortique. Il aime bouffer et baiser, il a les dents du
bonheur. C'est un vampire, un cannibale qui se nourrit
de ses fréquentations et les abandonne du jour au
lendemain, lassé de voir ce qu'il croit être son
reflet.
Avant d'entrer par effraction à Radio France, Mermet
a fait, avec un talent égal, du dessin, des jouets en
bois, de la peinture sur textile, du théâtre alternatif,
du fromage de chèvre en Ardèche, des contes érotiques et
d'autres pour enfants. Le point commun ?
«L'engagement et le sens de la composition.» Ce
qui l'a sauvé du militantisme plan-plan, c'est son amour
de la radio. «Aujourd'hui, c'est un média
sous-développé, du papier peint sonore. Mais ça
s'améliore. Il y a des gens formidables venus des radios
libres.» Il cite ses collaborateurs ! A la radio, ce
qui le fascine c'est le son. Même les mots, il les
choisit pour le bruit que ça fait quand on les frotte.
«Mes auditeurs ne sont pas que des militants d'Attac,
des fans de Bové. Il y a plein de VRP qui me disent :
"M'sieur Mermet, je suis pas toujours d'accord, mais
c'est comme si on y était."»
Bourdieu avait beau voir dans son émission «un
pôle de radicalité», Mermet est trop égoïste pour se
laisser enfermer dans une chapelle, même de gauche. Trop
perso pour devenir le porte-parole de quiconque : il
vote Besancenot mais joue les briseurs de grève à France
Inter. Trop dictatorial avec ses collaborateurs, trop
tyrannique et méprisant envers le petit personnel pour
exercer un magistère, même à Radio France. Ce qui
compte, c'est ce qu'il fait, pas ce qu'il est. La
retraite à 60 ans ? «Dans une dizaine d'années»,
promet-il à 59 ans, grand-père, père
envahissant de trois garçons, qui n'a commencé à croquer
aux joies du grand reportage qu'à l'âge où d'autres
songent à raccrocher.
Mermet a toujours été là où il fallait, avec ceux
qu'il fallait, mais toujours à la marge, prêt à faire
ses bagages pour aller voir ailleurs. Son acte de
naissance politique à lui remonte au 17 octobre 1961,
les Algériens jetés à la Seine par la police de Papon.
Il porte des valises dans le réseau Jeanson. Mai 68 est
une confirmation plus qu'un baptême. «A ce moment-là,
j'avais déjà trois enfants, j'étais dans la vie active.
On n'a pas attendu 68 pour commencer à se libérer. Mais
ça a été comme des cloisons qui tombent : chacun a
découvert que son voisin faisait la même chose dans son
coin.» Il a été de toutes ses époques sans se
laisser engloutir, jouant à saute-mouton avec les cases
prison. «Que du bonheur !» Et, aujourd'hui,
«le bonheur, c'est 6 heures du matin, je suis à
Etienne Marcel avec ma valise et mon Nagra
(magnétophone professionnel) à attendre un taxi
pour l'aéroport.».
photo FR...DERIC POLETTI