'est le
Saint des Saints. Le lieu sur terre où Tareq Oubrou se
sent le mieux. Là, il élabore ses «chantiers»,
s'abîme dans l'étude des textes religieux musulmans. Par
passion et aussi pour y puiser les éléments permettant
de «construire un islam qui prend en considération le
contexte dans lequel on vit.» Vêtu d'un qamiz noir,
la longue tunique des Pakistanais, et de babouches
assorties, l'imam accueille le visiteur à la porte de sa
maison moderne, près de Bordeaux, dans un lotissement en
pleine campagne. Tareq Oubrou, sa femme Hadija et leurs
quatre enfants y ont emménagé il y a quelques mois
«pour le calme». Voici la bibliothèque. Sur les
murs, des centaines d'ouvrages en arabe reliés de neuf
avec calligraphie dorée sur tranche. Et un vrac
d'ouvrages en français : philosophie, astrophysique,
biologie, génétique, sociologie... «Cette
bibliothèque, c'est toute une construction. Elle a
progressé en fonction des questions qui me tracassent.
Elle résume ma pensée.»
Lorsque Tareq Oubrou débarque du Maroc en 1979,
c'est pour étudier la biologie. «Mais Dieu l'a voulu
autrement.» La foi lui tombe dessus. «J'ai
découvert Dieu en une seconde. Jusqu'à l'âge de 18 ans,
je n'étais pas très pratiquant. Je n'avais jamais pensé
être imam. Mon père [directeur d'école, ndlr]
n'appréciait pas trop les religieux.» Son
cheminement est solitaire : «J'ai construit ma
pensée musulmane à partir de rien. Je ne suis pas allé
dans une école coranique. Je n'ai jamais rencontré
d'imam.» Son moteur ? «La
connaissance. Cette expérience intérieure qui
fait que la raison s'effondre devant le mystère
de Dieu. Elle m'éblouit.» Vingt ans plus tard, Tareq
Oubrou est une figure de l'islam de France, aussi bien
dans le petit cercle émergent des intellectuels
musulmans, que régionalement, auprès de ses
coreligionnaires, et dans les milieux politiques et
universitaires. Kaoutar, jeune fidèle bordelaise, parle
de lui comme d'un «mentor». Abderrahim
Hafidi, universitaire et producteur de l'émission
«Connaître l'islam», sur France 2, voit en lui
«un théologien et un imam très ouvert,
lancé dans une réflexion très originale.»
Tareq Oubrou est critiqué par d'autres.
Leïla Babès, professeur en sociologie des
religions, auteur d'un ouvrage d'entretiens plutôt
musclés avec lui, le perçoit comme «un représentant
de la loi islamique classique». Pour elle,
«il deviendra intéressant quand il dira que
l'obligation de porter le voile est une absurdité parce
qu'elle est le résultat d'une interprétation abusive du
texte». Mais l'imam n'en est pas là. Malgré son
ouverture d'esprit, le recteur de la mosquée de Bordeaux
demeure un fondamentaliste. Pour lui, «la dominance
masculine est un fait», «un invariant transculturel»,
qui s'explique par une «différence irréductible,
le fameux chromosome Y». Quant à la femme, comme
«elle s'intéresse à son corps plus que
l'homme, c'est une réalité évidente», Dieu lui a
prescrit le port du «khimâr» (cachant les cheveux
et le cou)» et du «jilbâb» (qui cache le
reste du corps). Hadija, son épouse, porte le foulard et
n'a pas d'activité professionnelle. «Je l'ai poussée
à continuer ses études, mais elle ne veut pas»,
grommelle le mari. Il est vrai qu'il se repose
beaucoup sur elle, lui fait confirmer la date de leur
rencontre, celle de sa naturalisation, celle de la
naissance de leurs enfants ainsi que l'orthographe de
leurs prénoms.
Pourtant, Tareq Oubrou est aussi un pragmatique.
«Fidèle au texte mais pas en déconnexion du
contexte.» Soucieux de faciliter l'intégration des
musulmans. Et d'éviter sans doute que des prescriptions
trop rigides ne les poussent à abandonner toute pratique
religieuse. «Dans les milieux très pratiquants, on me
taxe de relativisme, on me reproche une approche un peu
permissive», note celui qui se qualifie avec un rien
d'autosatisfaction de musulman «rebelle».
Autodidacte et fier de l'être, il revendique son
indépendance d'esprit : «Je n'aime pas être classé.
Moi-même, je n'arrive pas à me définir.» Aux fidèles
qui lui demandent conseil, il dit donner «une méthode
pour décider». «C'est à chacun d'être son propre mufti.»
Le fait est que sa lecture des textes n'est pas
parfaitement orthodoxe. Après avoir épluché et réépluché
l'ensemble du corpus islamique, il a conclu que des
entorses étaient possibles. Et a baptisé cet aménagement
«charia de minorités». «Une pratique conforme à la
charia, mais pensée dans le contexte et le cadre
juridique français.» Pour lui, certaines normes
canoniques secondaires, comme le port du foulard,
peuvent ainsi faire l'objet de «dérogations».
«J'informe la fille ou la femme qui risque l'expulsion
de son établissement scolaire ou de son travail qu'elle
a la dérogation de ne pas couvrir ses cheveux.»
Mais, cette «dérogation n'est pas une
abrogation. Au cas où elle insiste pour le porter, elle
doit être soutenue dans son combat».
Idéalement, Tareq Oubrou voudrait pouvoir se
consacrer tout entier à l'exégèse dans l'intimité de sa
bibliothèque. Mais les musulmans de France comptant peu
de cadres, il est très sollicité. Imam de la mosquée de
Bordeaux où il conduit la prière, reçoit les fidèles
deux après-midi par semaine, anime une cellule de
formation de prédicateurs et penseurs musulmans, il est
également président de l'Association des imams de
France, membre du conseil d'administration de l'Union
des organisations islamiques de France (UOIF), aumônier
de prison, conférencier, théologien, membre de jurys de
thèses...
Ce mardi de juin, il est assis dans son bureau de la
mosquée face à un jeune homme. Il a troqué le qamiz pour
un élégant costume-chemise-cravate dans un camaïeu de
gris et bleu. Le visiteur est tendu, penché en avant.
«D'origine chrétienne», il vient d'énoncer trois
fois, en arabe et en français, la chahada,
profession de foi qui fait de lui un musulman. L'imam,
d'un ton neutre, dénué de toute empathie, répète en
boucle : «Dans l'islam, il y a des gens qui sont bons
et des gens qui sont mauvais. Il faut que vous cheminiez
en fonction de votre propre pensée. Gardez votre
personnalité. Ne laissez pas d'autres décider à votre
place. Méfiez-vous du poids du groupe. Vous n'avez pas
besoin d'endoctrinement.» Son credo, en somme.
(Demain, Valérie Pecresse, députée UMP, et son
ancien bureau de l'Elysée)