ans une
interview du magazine Lire de septembre 2001,
Michel Houellebecq provoquait un scandale en tenant les
propos suivants : «(...) j'ai eu une espèce de
révélation négative dans le Sinaï, là où Moïse a reçu
les Dix Commandements... subitement j'ai éprouvé un
rejet total pour les monothéismes. (...) je me
suis dit que le fait de croire à un seul Dieu était le
fait d'un crétin, je ne trouvais pas d'autre mot. Et la
religion la plus con, c'est quand même l'islam. Quand on
lit le Coran, on est effondré... effondré ! La Bible, au
moins, c'est très beau, parce que les juifs ont un sacré
talent littéraire... ce qui peut excuser beaucoup de
choses. Du coup, j'ai une sympathie résiduelle pour le
catholicisme, à cause de son aspect polythéiste. Et puis
il y a toutes ces églises, ces vitraux, ces peintures,
ces sculptures...»
Peu après, sur le site d'Amazon.fr (1), Michel
Houellebecq revenait sur l'interview scandaleuse avec
ces commentaires : «(...) il y a des bouts de phrases
qui manquent. En fait, tout part d'une théorie d'un de
mes personnages dans Plateforme selon laquelle
plus une religion est monothéiste, plus elle est
discutable. En fait, c'est même plus que des bouts de
phrases qui manquent, c'est tout l'arrière-fond. On
touche là un point de désaccord entre moi et Auguste
Comte et Auguste Comte a été massivement suivi
sur le fait que le passage au monothéisme est un
effort supplémentaire vers l'abstraction et donc est
plutôt un progrès de la raison. Or, je pense que c'est
une théorie sur laquelle il faudrait revenir.
(...) pourquoi avoir choisi un principe au lieu
de deux ? Je pense qu'il y a une erreur intellectuelle
dans le fait d'avoir un unique principe
organisateur.»
Les infractions qui ont été reprochées à Michel
Houellebecq lors de son procès du 17 septembre 2002
étaient : injure et provocation à la haine ou à la
violence à l'égard d'un groupe de personnes en raison de
son appartenance à une religion déterminée, en l'espèce,
l'islam. Il apparaît cependant à la lecture de
l'interview d'Amazon.fr que ses propos doivent être
replacés dans le contexte d'une réflexion plus générale,
tronquée par Lire puisque des phrases manquent,
ce qui déforme l'arrière-fond théorique.
Cette réflexion est une critique des fondements du
monothéisme selon laquelle «il y a une erreur
intellectuelle dans le fait d'avoir un unique principe
organisateur», n'épargnant ni le judaïsme ni le
christianisme, qui n'échappent au rejet total que pour
des raisons esthétiques ou de contradiction interne :
même si les juifs écrivent bien, Moïse est un «crétin»,
qualité que doivent partager les adeptes de sa foi et le
catholicisme est en fait un pseudo-monothéisme. La haine
que Michel Houellebecq ressentirait à l'égard de l'islam
a donc pour objet avant tout une structure théorique,
qui s'incarne certes dans le monothéisme absolu de
l'islam, mais qui ne lui appartient pas en propre et
s'observe en fait dans toutes les doctrines organisées
autour d'un principe hiérarchique unique.
Au-delà de l'islam, c'est la forme dogmatique de
toute pensée organisée par un seul principe que
Houellebecq attaque. Il se trouve que cette tendance
dogmatique existe bel et bien dans l'islam, le
terrorisme n'en étant qu'un des avatars pathologiques.
Mais l'islam n'est pas Un, homogène. Il y a des islams
(au moins deux, sunnite et chiite, eux-mêmes subdivisés
en sous-courants) comme il y a en fait des judaïsmes et
des christianismes. Ces trois religions ont chacune subi
une diaspora qui a rendu leurs visages hétérogènes,
multiples, possédant des contradictions internes. Elles
ont chacune donné naissance à des courants majoritaires,
populaires, dogmatiques, strictement monothéistes, et à
des courants minoritaires, ésotériques, critiques et qui
tendent à s'éloigner du monothéisme au sens strict au
profit d'une pensée plus complexe. Il en va ainsi pour
la Kabbale juive, la gnose chrétienne comme pour la
mystique musulmane soufie, qui ont toutes été
marginalisées et parfois jugées subversives ou
condamnées par les courants majoritaires orthodoxes. Que
Michel Houellebecq connaisse ou non l'existence de cette
mystique musulmane souvent critique à l'égard du
monothéisme populaire ne change rien : de toute façon,
elle n'est pas atteinte par sa haine de l'islam qui ne
vise que la composante la plus dogmatique de cette
religion. Houellebecq ne vise donc pas les musulmans, il
vise les musulmans qui croient en «l'erreur
intellectuelle du monothéisme». Il se situe sur le
plan de la discussion philosophique des principes, fort
loin d'une incitation bornée et stupide d'extrême droite
à la haine religieuse. Il se contente de critiquer un
système de croyance. N'a-t-on plus le droit d'exprimer
publiquement un rejet de ce que l'on estime être un
dogmatisme idéologique sans encourir aussitôt un procès
? Dans un cadre laïque, chaque religion a le droit
d'exister, mais chaque religion a aussi le devoir
d'accepter la critique.
Deuxième point. Dans leur diversité, les islams se
reconnaissent tous néanmoins dans le Coran. Le
positionnement des musulmans à l'égard de ce texte est
cependant souvent ambigu. Si tous le reconnaissent comme
une autorité, beaucoup estiment qu'il doit être
interprété et non pas appliqué à la lettre. De fait, des
propos intolérables y sont parfois consignés, de
véritables appels au meurtre et à la haine contre les
«infidèles» et les «idolâtres», dont voici quelques
exemples (2) : sourate V, verset 56 : «O croyants !
Ne prenez point pour amis les juifs et les chrétiens ;
ils sont amis les uns des autres. Celui qui les prendra
pour amis finira par leur ressembler, et Dieu ne sera
point le guide des pervers.» Verset 76 :
«Infidèle est celui qui dit : Dieu, c'est le Messie,
fils de Marie. Le Messie n'a-t-il pas dit lui même : O
enfants d'Israël, adorez Dieu qui est mon Seigneur et le
vôtre ? Quiconque associe à Dieu d'autres dieux, Dieu
lui interdira l'entrée du jardin, et sa demeure sera le
feu. Les pervers n'auront plus de secours à
attendre.» Sourate VIII, verset 7 : «Le Seigneur
cependant a voulu prouver la vérité de ses paroles, et
exterminer jusqu'au dernier des infidèles.» Sourate
IX, verset 5 : «Les mois sacrés expirés, tuez les
idolâtres partout où vous les trouverez, (...).»
Verset 30 : «Les juifs disent : Ozaïr est le fils
de Dieu. Les chrétiens disent : Moïse est le fils de
Dieu. Telles sont les paroles de leurs bouches ; elles
ressemblent à celles des infidèles d'autrefois. Que Dieu
leur fasse la guerre ! Qu'ils marchent à rebours !»
Sourate XLVII, verset 4 : «Quand vous
rencontrerez les infidèles, tuez-les jusqu'à en faire un
grand carnage, et serrez les entraves des captifs que
vous aurez faits.»
Face à de telles violences verbales, on peut juger et
condamner ou essayer de comprendre. Si l'on décide de
juger, on peut alors franchement se demander qui de
Houellebecq ou du Coran aurait dû passer en procès. Cet
éventail non exhaustif de citations du Livre saint des
musulmans constitue un bel exemple d'injures et de
provocations à la haine et à la violence envers des
groupes de personnes en raison de leur appartenance à
des religions déterminées, en l'espèce autres que
l'islam. Soit l'on condamne et les propos du Coran et
ceux de Houellebecq, soit on décide de les interpréter
tous deux, de les replacer dans leur contexte. On nous
rétorquera que le Coran est une parole sacrée,
révélation divine, dont la traduction en français
réclame des égards herméneutiques que les propos de
Michel Houellebecq, simple mortel, ne méritent pas. Mais
la justice laïque est indépendante de la question de
l'existence de Dieu. Le Coran et les propos de Michel
Houellebecq doivent donc être soumis au même examen
critique.
On peut aussi nous reprocher d'avoir isolé ces
phrases du Coran du contexte où elles figurent et qui
fournit leur cadre d'interprétation. La juste
compréhension d'un texte ou d'un corpus de citations
réclame en effet de restituer le système général qui les
contient, qui peut les contredire ou les expliquer
métaphoriquement. Comprendre le vrai sens de ces
attaques contre les infidèles suppose donc de les relier
à la totalité des textes religieux islamiques de cette
époque ainsi qu'au contexte socio-historico-culturel où
ils ont été produits et à la psychologie de leurs
auteurs. Mais, de la même façon, comprendre les propos
de Houellebecq sur l'islam suppose de les replacer dans
son système, c'est-à-dire le contexte général de sa
pensée.
Que l'on décide ou non d'interpréter le Coran, sa
littéralité reste en maintes pages d'une extrême
agressivité et cautionne le recours à la violence
physique contre les non-musulmans. En matière de
discrimination religieuse et d'incitation à la haine,
dans leur littéralité les propos de Houellebecq sont
infiniment moins graves, il ne s'agit que de critiques
théoriques et de sarcasmes, pas d'incitations à la
guerre et au meurtre. Il est clair pour tout le monde
que la majorité des musulmans croyants ou athées
n'aspirent qu'à une vie tranquille loin des guerres de
religion et de la violence physique. Il n'empêche que la
violence symbolique de leur texte de référence peut
légitimement poser problème. Dans un cadre laïque,
neutre du point de vue religieux, sa publication doit
évidemment rester autorisée. Mais si l'on tolère le
Coran, il faut aussi tolérer qu'on le critique. Nous ne
souhaitons qu'une chose : que la République française
laïque vive en amitié avec l'Islam. Mais justement,
c'est aux amis que l'on peut faire les critiques les
plus sincères.
(1)
www.amazon.fr/exec/obidos/tg/feature/-/209906/402-
8282676-9859340
(2) Edition GF-Flammarion.