Dans le torrent des explications visant à comprendre le 
            sous-développement ou l'absence de véritable intégration à 
            l'économie mondiale du Maghreb - exception faite de la 
            Tunisie -, du Proche et du Moyen-Orient avancées depuis le 11 
            septembre, on a très souvent négligé le rôle dévastateur qu'a joué 
            la rente pétrolière dans la plupart des systèmes économiques de ces 
            régions.
            C'est assez étonnant car les dysfonctionnements induits par 
            l'existence d'une rente gazière ou pétrolière sont maintenant bien 
            connus. En fait, cette méconnaissance reflète le peu d'attention 
            portée à ces économies, auxquelles on s'intéresse uniquement en 
            raison de l'évolution du prix du pétrole ou des potentialités de ces 
            marchés.
            A priori, l'existence d'une rente pétrolière importante 
            permettait à des pays comme l'Algérie, l'Arabie saoudite ou l'Iran 
            de ne pas être contraints par ce qui pénalise habituellement les 
            pays en voie de développement : le manque de capitaux. 
            L'objectif était alors d'utiliser cette manne pour bâtir des 
            économies modernes. Or la simple présence de cette rente a conduit, 
            outre à l'instabilité macro-économique propre à la dépendance 
            pétrolière, à des difficultés presque insolubles : l'Etat, 
            propriétaire de cette rente, l'a utilisée soit pour investir 
            directement, soit pour bâtir une industrie totalement protégée de la 
            concurrence, grâce à des subventions, des prêts spéciaux et une 
            protection douanière. L'essentiel des revenus budgétaires provenant 
            du pétrole, il n'a donc pas été nécessaire de favoriser le 
            développement d'un véritable système fiscal et même d'un système 
            bancaire efficace destiné à collecter l'épargne pour proposer des 
            crédits.
            L'Etat étant le propriétaire unique de la rente pétrolière et le 
            système économique du pays ne fonctionnant que pour recycler cette 
            dernière, ces économies n'ont jamais connu l'émergence d'une 
            véritable classe entrepreneuriale nationale. Se sont plutôt 
            constituées des bourgeoisies pétrolières qui changent au gré des 
            régimes mais dont le principe de fonctionnement reste le même : 
            bâtir une relation spéciale avec l'Etat pour accaparer de manière 
            indirecte une partie de la manne. 
            
L'industrie s'est retrouvée 
            sous-compétitive et très dépendante des importations de biens 
            d'équipement, ce qui se reflète dans la part ridiculement faible des 
            produits manufacturés dans les exportations. Ces économies 
            deviennent, en fait, surtout des économies où prospèrent le secteur 
            protégé et les services qui se développent uniquement via le 
            recyclage de la rente pétrolière.
            L'Etat rentier pratique une politique de redistribution 
            clientéliste qui lui permet de construire des alliances politiques. 
            Il devient impossible, dans ces conditions, de mener une véritable 
            politique économique puisque le clientélisme prime sur toute autre 
            considération. La politique fiscale est ainsi "pervertie" car elle 
            sert surtout à favoriser certains réseaux. A cette fin, l'Etat 
            utilise des instruments qui ont l'immense avantage de se situer en 
            dehors du processus budgétaire classique et donc d'être 
            difficilement identifiables. D'où, souvent, de larges déficits du 
            secteur public.
            Ces économies, très faiblement intégrées dans l'économie 
            mondiale, développent une vision consommatrice et faussée de la 
            modernité. Cette dernière apparaît surtout à travers l'acquisition 
            de la technologie importée et non grâce à une mise à niveau de 
            l'économie du pays par rapport au reste du monde (comme l'a fait la 
            Turquie, par exemple). Enfin, la gestion clientéliste de la rente 
            pétrolière conduit dans des pays à population importante comme 
            l'Algérie et l'Iran à de très fortes inégalités en matière de 
            revenus. De même, des économies basées uniquement sur le recyclage 
            de la rente pétrolière sont absolument incapables de créer un nombre 
            d'emplois suffisant pour faire face à une progression soutenue de la 
            population active. Le taux de chômage atteint près de 30 % en 
            Algérie et 14 % en Iran. De plus, une rente en cache souvent une 
            autre. L'Egypte, qui cumule rente pétrolière, rente touristique, 
            rente liée à la gestion du canal de Suez et rente de l'aide 
            étrangère, est atteinte de tous les maux.
            Il faut aussi noter que l'ensemble de ces dysfonctionnements se 
            retrouvent dans la plupart des économies pétrolières, que ce soit en 
            Afrique, en Amérique latine ou en Asie centrale - les économies 
            d'Asie centrale qui basent leur développement futur sur la rente 
            pétrolière et gazière de la mer Caspienne s'exposent à des 
            lendemains qui déchantent. Il convient donc de relativiser les 
            thèses "culturalistes" qui visent à expliquer le sous-développement 
            et la faible intégration à l'économie mondiale du Maghreb et du 
            Proche et Moyen-Orient.
            Malgré tout, il est effectivement très difficile pour un pays 
            disposant d'une manne pétrolière de réussir à diversifier son 
            économie. Le seul exemple véritablement probant est le Mexique (dont 
            le système fiscal reste toutefois sous-développé du fait du poids 
            des recettes pétrolières). Mais ce cas est, en partie, spécifique 
            car le Mexique a bénéficié des effets d'entraînement induits par la 
            proximité de l'économie américaine. La grande difficulté tient au 
            fait qu'il ne s'agit pas de mener des politiques classiques de 
            libéralisation économique, mais de favoriser l'émergence d'une 
            économie non pétrolière compétitive. Il faut, pour cela, tout un 
            éventail de réformes (promotion et libéralisation des secteurs ayant 
            un potentiel à l'exportation, séparation claire du public et du 
            privé, refonte des systèmes bancaires et fiscaux, enchaînement des 
            réformes politiques et économiques, etc.) dont l'ordonnancement est 
            complexe.
            En plus des risques liés à des situations sociales explosives, 
            ces réformes se heurtent à la résistance des bénéficiaires de 
            l'économie de rente. En Arabie saoudite, il s'agit de réseaux mêlant 
            famille royale et marchands. En Iran, ils sont composés de bazaris 
            (grands marchands) et des fondations religieuses. En Egypte, ce sont 
            des réseaux politico-militaires alliés à quelques grandes familles 
            qui s'opposent aux réformes. La tâche apparaît donc difficile, et 
            l'on ne peut s'empêcher de penser que l'Union européenne doit jouer 
            ici un rôle déterminant.
            Thierry Coville
chercheur associé au 
            département monde iranien (CNRS)