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• LE MONDE | 03.04.02 | 09h58
• MIS A JOUR LE 03.04.02 | 16h28
Edward Said ou l'identité
multiple
Enfermé dans "le
cercle du cancer", l'intellectuel palestinien a consacré six ans au récit
intime d'une vie toujours ailleurs.
Un homme se sait irrémédiablement atteint. Le diagnostic, inattendu, est tombé un jour de septembre 1991 : leucémie chronique lymphoïde, un cancer incurable. Aux souffrances, parfois insupportables, succèdent les traitements, changeants, épuisants physiquement, psychologiquement. Le "cercle du cancer", qui a emporté son père et sa mère, se referme sur lui. Quand il apprend son mal, Edward Said a 56 ans. Il est, sans conteste, l'intellectuel palestinien le plus connu au monde. Professeur de littérature comparée à Columbia (New York), musicologue reconnu, sa célébrité tient, plus encore, à ses engagements politiques et moraux. Pourfendeur du "nouvel ordre impérialiste" qu'il voit poindre à Washington, de l'"orientalisme" version Bernard Lewis et du "choc des civilisations" de Samuel Huntington, qu'il raille comme "choc des ignorances", cet infatigable avocat de la cause palestinienne est aussi, depuis des années, l'insatiable critique des failles de Yasser Arafat et de la servilité des intellectuels arabes face à l'impéritie de leurs régimes, totalitaires et corrompus. Que fait un homme jusque-là débordant d'activité, brusquement affaibli et qui entrevoit l'ombre de la mort ? Il entreprend "un travail aussi éloigné que possible de [sa] vie politique et professionnelle", écrit-il dans ses Mémoires, A contre-voie, qui viennent de paraître en France (Le Serpent à plumes). Il met le cap sur son enfance, pour se concentrer sur son "moi profond", convaincu que de cette plongée naîtront les forces vitales lui permettant de surmonter l'épreuve. Trois voyages vont suivre. Un premier, physique, en 1992, quand, quarante-cinq ans après son dernier long séjour en Palestine (à l'âge de 12 ans), il revient sur une terre devenue Israël d'un côté, les territoires palestiniens de l'autre. Un voyage littéraire, ensuite : en 1994, il entame la rédaction de Mémoires de jeunesse. Un voyage intime, enfin : à la fin de la décennie 1990, en quête d'une "aide personnelle", il entreprend une psychanalyse. A contre-voie, qu'il a mis six ans à rédiger, est l'aboutissement de ces périples. L'ouvrage eût aussi bien pu être traduit A contre-voix, tant est multiple la subtilité du titre anglais : Out of Place. Par le retour sur l'enfance, Said tente d'élucider cette énigme : pourquoi est-il, a-t-il été, aussi loin qu'il se souvienne, en famille, à l'école, dans sa vie professionnelle et politique, hors norme, décalé, "pas à sa place", en somme ? Parce qu'il est lui-même un "déplacé", un réfugié ? L'explication serait trop simple. Elle est d'ailleurs partiellement inexacte. Si sa mère fut bien, sa vie durant, une exilée palestinienne, son père, palestinien également, était citoyen américain dès avant la première guerre mondiale. Surtout, "pas à sa place", Said l'était bien avant l'exode de son peuple, en 1948. Si l'exil palestinien l'a tant ému, lorsque – relativement tard, après une carrière universitaire bien entamée – il s'éveillera à l'écrit politique, ce n'est pas tant qu'il lui rappelait une expérience adolescente, mais parce qu'il résonnait avec un exil intérieur de tout temps ressenti, et progressivement accepté. Depuis longtemps, il se sent décalé, "ailleurs", nomade, exilé de l'intérieur. "Une sorte de lusus naturae", de plaisanterie de la nature, écrit-il. Son environnement premier, c'est la société cairote, où il vit, la Palestine et le Liban, où il séjourne fréquemment. Il est né, en 1935, à Jérusalem. Des origines "floues": il "ne sait toujours pas d'où vient" son nom de famille. Par quel sortilège, ou méprise, le père, Wadie Ibrahim, est-il devenu Wadie Said ? "Personne ne semble capable de [lui] expliquer." Une famille bourgeoise au "statut morcelé de Palestiniens-Arabes-chrétiens-Américains", typique d'un Proche-Orient que la partition de 1917 n'a pas encore fait éclater en Etats-nations bancals. Au Caire, les affaires du père sont florissantes. La famille élargie s'étend à Jérusalem, Ramallah, Nazareth, Jaffa, Safed, une branche à Dhour el-Chweir, au Liban, un grand-oncle à Khartoum. Rappelant Cités à la dérive, de Stratis Tsirkas, certaines pages décrivent l'enfance dans une ville où, à la Gezira Preparatory School, le petit Said retrouve "des élèves arméniens, grecs, juifs égyptiens, coptes et, pour beaucoup, anglais", mais où "personne n'était d'origine arabe musulmane", et peignent cette atmosphère cosmopolite, bigarrée, ouverte et culturelle (très tôt, Said va à l'opéra) au milieu d'un monde colonial "en pleine mutation", "voué, comme nous, à disparaître". Et pourquoi ce prénom so british, Edward, dont il va "détester l'identité", auquel s'oppose tout son "être intérieur, plus authentique, libre, curieux, sensible" ? Edward, "création de [ses] parents" si désireux d'être cooptés dans les cercles où domine l'aristocratie coloniale britannique. Edward, prénom symbole du "moule" dans lequel on veut le couler de force et auquel il résiste comme il peut. Aujourd'hui, il assume ces identités multiples, sans vouloir les réconcilier, sans chercher une impossible synthèse. Il revendique cette "polyphonie" qui l'autorise à nouer les fils de réseaux divers, à se laisser porter par les flux des "forces exiliques, des énergies marginales, subjectives, migratoires de la vie moderne", dont il soulignait l'importance dans son livre précédent, Culture et impérialisme (Fayard-Le Monde diplomatique). Ces Mémoires, il les a voulus "sans embellissements", pour lui-même comme pour les autres, car seule l'expérience vraie peut avoir valeur d'universalité. En prenant le pari de la "contre-voie", il savait qu'il choquerait, en particulier dans le monde arabe. Oser dire, malgré l'importance que revêt la préservation de l'honneur familial dans les sociétés proche-orientales, que son enfance fut plus douloureuse que ne l'exigerait la bienséance envers des parents. Oser évoquer un père distant, parfois violent, incapable de tendresse, jamais satisfait de son fils aîné au milieu de trois filles, une mère à la "possessivité démoniaque" qui, faussement protectrice, "passait son temps à manipuler" ses enfants, assignant à chacun un rôle, avec Edward dans celui du vilain petit canard : "Est-ce que tu vas toujours tout rater, tout faire à l'envers ?" Une mère à laquelle pourtant il se surprend à écrire une lettre, comme il le faisait jadis chaque semaine, le jour où il apprend sa maladie, alors qu'elle est morte depuis un an et demi. Oser encore raconter qu'un concert d'Oum Kalsoum, l'intouchable icône, avec"cette façon de chanter horriblement monotone", fut un calvaire. Oser rapporter la féroce répression sexuelle à l'adolescence, les parents, le drap dans les mains, pour vérifier s'il se masturbait. Ah, le "régal du cinéma", qui, alors, offrait la "liberté de voir sans être vu"! A ce jour, il ne s'est pas défait de "cette peur d'être regardé". Que dire de l'absence de réelle langue maternelle, "compensée" par l'apprentissage polyphonique de plusieurs idiomes, le jeune Said passant très tôt, dans son environnement cosmopolito-colonial, de l'arabe égyptien au palestinien, à l'anglais et même au français ? Sa jeunesse a été ballottée par d'incessants voyages en Palestine et au Liban, avant la traversée, à 17 ans, contrainte puis assumée, vers l'Amérique. "Rien n'a marqué mon existence de manière plus douloureuse et, paradoxalement, ne m'a autant enthousiasmé que les nombreux changements de pays, de villes, de domiciles, de langues, d'environnements qui m'ont gardé en mouvement au long de ces années, écrit Edward Said. En analysant cela, j'en ai conclu que j'avais la peur secrète mais inextinguible de ne jamais revenir. J'ai découvert depuis que, malgré cette peur, je me fabrique des occasions de départs, que je la provoque donc volontairement. Ces deux sentiments ambivalents semblent résolument nécessaires à mon rythme de vie et se sont terriblement intensifiés depuis ma maladie. (...) Quelque chose dans l'invisibilité de celui qui s'en va, dans le fait que les autres lui manquent ou qu'il va leur manquer, et aussi dans l'impression intense et systématique qu'il a de s'exiler loin de toute chose connue et rassurante, fait naître en vous le besoin de partir et vous plonge dans une forme d'extase. Quoi qu'il arrive pourtant, la grande peur reste qu'en partant, vous êtes abandonné, même si c'est vous qui partez." "J'ai l'impression parfois, poursuit-il, d'être un flot de courants multiples. Je préfère cela à l'idée d'un moi solide, identité à laquelle tant d'entre nous accordent tant d'importance. (...) Les discordances de ma vie m'ont appris finalement à préférer être un peu à côté, en décalage." En décalage par rapport à sa famille, son peuple, sa terre, son université, ses amis politiques..., sa "priorité a toujours été celle de la conscience intellectuelle plutôt que la conscience nationale ou tribale, malgré la solitude qu'un tel choix risque d'imposer". Dans la posture de l'intellectuel sartrien, de l'"irrécupérable" Hugo des Mains sales. Said est sans cesse en lutte contre "la pensée collective", contre les "grandes machines"qui broient différences et contradictions. Suivant Edgar Morin dans son analyse de la "complexité" et Deleuze-Guattari dans leur recherche de la "micro-politique" opposée aux grands ensembles monolithiques – "l'islam" comme "la chrétienté", "le judaïsme" ou "l'Occident" lui semblent dénués de sens –, il voudrait fonder la paix et la réconciliation israélo-palestinienne sur la multiplicité des petites expériences communes. Ce décalage, qui fait de sa propre marginalité une qualité revendiquée, permet souvent à Edward Said de "sauver l'honneur" des intellectuels. Mais il l'amène parfois à s'égarer sur des sentiers périlleux. Pourquoi, après avoir signé une pétition contre la venue du révisionniste Roger Garaudy à Beyrouth, a-t-il cru bon, dans un revirement "chomskien", d'annoncer à Elias Khoury, le plus courageux des Beyrouthins, en butte à l'hostilité oppressante de son environnement intellectuel, qu'il retirait sa signature ? Aujourd'hui, toujours minoritaire dans le "camp palestinien", Said le laïque, effrayé de la poussée islamiste parmi les siens, ne retire pas un mot des critiques qu'il formule contre la "trahison" d'Arafat depuis l'accord d'Oslo (1993). Mais, face à la montée des périls au Proche-Orient, il nuance sa position. "Partout, nous disait-il lors de son passage récent à Paris, la partition a été un instrument de l'impérialisme britannique, et partout, en Palestine, en Inde, à Chypre, elle a échoué." Il croit donc toujours que "la meilleure solution, la seule vraiment réaliste, est qu'Israéliens et Palestiniens, totalement imbriqués les uns dans les autres, forment un Etat binational. Mais sans doute faudra-t-il une étape transitoire, avec deux Etats côte à côte". L'essentiel n'est cependant pas là. Il est dans l'incapacité d'Arafat de donner une perspective politique claire à son peuple, qui lui permettrait aussi de s'adresser au camp adverse de manière crédible : "On ne peut pas mener cette Intifada sans faire appel aux Israéliens." L'essentiel est, plus encore, dans la volonté d'Ariel Sharon de "mettre tous les Palestiniens "hors jeu"". Or, estime Edward Said, "le temps est venu pour les deux peuples d'effectuer un travail symbiotique pour bâtir une histoire commune. Séparer les routes est une faute épistémologique. L'histoire palestinienne est impensable en dehors de l'histoire d'Israël, et vice versa. Malheureusement, le refoulement de l'Histoire est encore plus terrible chez les Israéliens que chez nous". En rédigeant A contre-voie, lui a surtout voulu ne rien "refouler" de sa propre histoire. Sylvain Cypel et Daniel Vernet A contre-voie, d'Edward Said, Le Serpent à plumes, 430 p., 21 euros. • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU
04.04.02
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