Carnets d'un retour de Palestine
CINQUIÈME CARNET Lettre ouverte au général Sharon
par Breyten Breytenbach (Afrique du
Sud)
Monsieur,
vous ne me connaissez pas. Il n’y a
aucune raison pour cela et peu de chances que vous écoutiez ce que
quelqu’un comme moi peut avoir à dire. Je ne pense pas que vous ayez
le temps de prêter attention à des points de vue qui ne
correspondent pas au vôtre. En fait, je suis persuadé que vous
n’écoutez pas ceux qui ne disent pas ce que vous souhaitez entendre.
Au cas où cela vous intéresserait, je suis un écrivain
sud-africain et je vis et travaille à l’étranger. Il y a quelque
temps, j’ai aussi vécu parmi un peuple élu qui se conduisait comme
un Herrenvolk - comme tous ceux qui croient que la souffrance les a
singularisés ou que Dieu leur a confié une mission particulière.
Je m’excuse si mon allusion à Israël comme Herrenvolk
peut blesser à cause des échos d’un passé récent quand, en Europe,
tant de Juifs ont été les victimes d’une solution finale. Mais
comment décrire autrement le comportement de votre armée quand
l’horreur de ce que vous faites nous submerge ?
Ces équivalences brutales ne sont pas faites à la
légère. En tant qu’écrivain, je sais très bien qu’il est nécessaire
de ne pas se servir des mots pour faire naître des émotions faciles.
C’est ce qu’entraînent les comparaisons hâtives - elles annulent
toute compréhension de la complexité des phénomènes observés par la
montée de la violence qui échauffe la gorge et souille l’adversaire
avec des vomissures d’une condamnation empruntée à une autre
situation. L’apartheid n’était pas le nazisme, mais le dire était un
slogan frappant. Et la politique menée actuellement par les forces
israéliennes contre le peuple palestinien ne doit pas être mise sur
le même plan que l’apartheid. Chacun de ces processus et de ces
systèmes est assez mauvais pour mériter l’analyse complète de sa
singularité historique.
Et cependant, il y a des similitudes et des
différences : cette compétition aveugle de chaque camp, pour
être reconnu comme plus-victime-que-l’autre ; le fait de masquer vos
atrocités avec le droit sacro-saint de légitime défense ; la
manipulation éhontée de la sensibilité et du mensonge ; la
déshumanisation parallèle de votre propre société ; le mépris de
l’humanité des Palestiniens - en fait le refus du traitement humain
le plus élémentaire d’un population civile prise au piège.
Tout cela n’est que trop familier. Les hypothèses qui
sont à la base de vos actions sont racistes. Comme c’était le cas
avec le régime sud-africain, les méthodes par lesquelles vous
espérez soumettre l’ennemi se résument à l’utilisation de la force,
aux bains de sang et à l’humiliation. Vous pensez de façon cynique
que vous pouvez vous en tirer tant que vous allez dans le sens
supposé des intérêts vitaux des Etats-Unis. Je pense que vous vous
moquez comme d’une figue de Jaffa des intérêts des Américains. Vous
devez sans doute les mépriser à cause de leur matérialisme grossier
et de leur ignorance du monde. C’est vrai, votre vendeur de voitures
d’occasion, Netanyahou, a utilisé plus ouvertement encore cette
technique de propagande grossière, comme s’il avait été un doigt
sale en train de tordre le clitoris d’une opinion publique
américaine en pâmoison.
Mais vous aussi, en faisant écho de façon tout à fait
opportuniste au défi du président américain (et en reprenant ses
propres mots) qui décrit tout autre comme un terroriste, vous avez
montré que vous preniez le reste du monde pour des imbéciles. Nous
ne sommes assurément pas tous d’accord pour reconnaître que ce qu’il
y a de mieux dans le monde c’est l’appétit des Etats-Unis pour un
pétrole bon marché, et pour qu’on attende de nous une adhésion à
l’inviolabilité des régimes corrompus de la région !
Il faut analyser tout de suite une autre diversion
pernicieuse. Il est bien connu que toute critique de la politique
d’Israël est l’expression d’un antisémitisme. Cette affirmation clôt
définitivement toute discussion. Bien sûr, je rejette cette
tentative de censure qui supprime toute base de débat. Aucune
souffrance - que ce soit celle des Tutsis, des Kurdes, des
Arméniens, des Vietnamiens, des Bosniaques ou des Palestiniens -
n’exonère de la critique. (Et pour dire les choses tristement,
quelle que soit la persécution subie, cela ne vaccine pas un peuple
et ne l’empêche pas de perpétrer à son tour les pratiques dont il a
souffert.) Aucune référence à la soi-disant promesse par un Dieu
d’une terre sacrée ne peut justifier les exactions commises par une
armée d’invasion et d’occupation - ni les massacres d’innocents
perpétrés de sang-froid, ordonnés par des seigneurs de guerre
fanatiques au nom de la résistance. Aucune référence à quelque
sacro-saint Grand Israël ne peut dissimuler que vos colonies sont
des enclaves armées construites sur une terre effrontément volée aux
Palestiniens, et qui suppurent comme des morceaux de verre plantés
dans leur chair, ou des nids de snippers dont le but est de
contrecarrer et d’annuler toute possibilité de paix par une
annihilation de l’autre, comme il n’existe aucun paradis pour les
martyrs.
Je trouve cette allégation d’antisémitisme parfaitement
déplorable, en particulier quand elle vient d’intellectuels juifs
qui, si souvent, constituent l’épine dorsale raisonnable,
rationnelle et créatrice des sociétés occidentales. Pourquoi
devrions-nous être soumis à ce plaidoyer particulier, ou détourner
le regard quand Israël commet des crimes ? Est-ce que selon
Yahwe, ce qui est bon pour l’un ne l’est pas pour l’autre ?
Non, général Sharon, les injustices subies dans le
passé ne justifient ni n’excusent vos actes fascistes actuels. On ne
peut pas construire un Etat viable sur l’expulsion d’un autre peuple
qui a autant de droits que vous sur ce territoire. La puissance
n’est pas le droit. A long terme, votre politique immorale et à
courte vue (et en définitive stupide) ne fera qu’affaiblir un peu
plus la légitimité d’Israël en tant qu’Etat.
Récemment, j’ai eu l’occasion de visiter les
Territoires pour la première fois. (Oui, j’ai peur de dire qu’on
peut raisonnablement les décrire comme des bantoustans - car ils
rappellent trop souvent les ghettos et les camps de la misère qu’on
a connus en Afrique du Sud.) Je n’ai vu Israël que rapidement, en
arrivant et en partant, après avoir passé une nuit dans l’Hôtel
Intercontinental David de Tel-Aviv, luxueux mais sombrement désert.
Vous pouvez dire que j’ai une vue unilatérale. Peut-être. Bien que,
sur la rive occidentale, on ne soit jamais très loin des lignes de
démarcation israéliennes, des points de contrôle, des tanks et des
avant-postes armés.
Vos deux peuples sont-ils aussi différents, me suis-je
demandé. Vous êtes un mélange similaire de diverses cultures et
origines, vous êtes tous deux un peuple de la diaspora, vous êtes
également intelligents, vous avez l’esprit vif et vous êtes prompts
à vous enflammer. Vous pouvez vous montrer courageux dans des
situations semblables. De chaque côté, il y a des esprits créatifs
d’une intégrité exceptionnelle dans leur travail. De chaque côté,
aussi, il y a un nombre extraordinaire d’individus égoïstes,
assoiffés de pouvoir, des fanatiques à l’esprit obscurci par les
inepties divines. Ou qui l’utilisent comme prétexte.
En tant que provocateur - cruel et de sang-froid - vous
vous distinguez parmi vos pairs. Dans vos tentatives obstinées mais
mal réfléchies pour ruiner les accords précédents et pour saboter
toute possibilité de paix - sauf la paix des cimetières ou de
l’exil, fondée sur le transfert total ou la disparition de l’entité
palestinienne - vous êtes en train de créer le désordre dans la
région. Vous l’avez sans aucun doute planifié. Il reste à voir si
les grognements de vos patrons de Washington infléchiront votre
campagne de terreur calculée et de destruction absurde - ou si ce
n’est qu’un écran de fumée derrière lequel aligner la guerre du
monde libre contre le terrorisme. Et pour s’assurer la domination
des ressources et un contrôle total des marchés, du pétrole peu cher
et de la démocratie.
Les quelques jours que j’ai passés là-bas, avec la
délégation du Parlement International des Ecrivains, m’ont laissé un
ensemble d’impressions fortes mais contradictoires. Comme la
Palestine est petite ! Comme vos deux peuples sont
inextricablement mêlés ! Des pierres partout. La topographie
des noms familiers venus de la Bible. La beauté de la lumière. Les
tentatives pour rendre l’endroit semblable à la Suisse en y plantant
des conifères exotiques. L’inhospitalité du pays, sauf dans les
plaines côtières luxuriantes. L’immense tristesse des villages qui
ne sont pas sans rappeler les villes apathiques et sans vie
d’Allemagne de l’Est. La lumière verte des mosquées et toutes les
habitations inachevées. Partout, la laideur de l’architecture - les
immeubles de calcaire gris clair omniprésents. L’ineptie de votre
occupation - toutes ces routes de contournement très bien éclairées
à l’usage exclusif des colons et des citoyens israéliens. La
mesquinerie hargneuse de vos contrôles aux check-points, qui n’ont
que peu de rapport avec la sécurité, mais qui répondent à un besoin
primaire d’humilier, de frustrer, de harceler et de rendre folle de
rage une population occupée. L’extrême jeunesse de vos soldats qui,
tristement, sont des jeunes gens qui ont fait de bonnes études. La
violence avec laquelle vous détruisez une économie palestinienne
possible, et avec laquelle vous volez leurs biens. La vieille
vengeance - la destruction des maisons au bulldozer, l’arrachage des
oliviers. Le spectacle primitif de positions armées sous camouflage
et de drapeaux israéliens sur des bâtiments de commandement. Vos
médias démocratiques tellement vantés qui mentent à votre peuple,
qui nient les crimes de guerre commis par vos soldats. Le mur de
Berlin autour de vos colonies de Gaza (et derrière, des universités,
des instituts de recherche, des hôtels de chaînes américaines, des
terrains de golf), et les décombres des quartiers palestiniens
détruits qui ressemblent aujourd’hui au “ ground zéro ” de
New York. La façon dont les gosses nous regardent droit dans les
yeux, absolument pas effrayés, mais on nous dit qu’ils sont sans
doute traumatisés non seulement par les menaces que font planer vos
hélicoptères, vos tanks préhistoriques et vos hommes en uniforme qui
tirent sur tout ce qui bouge, mais aussi par tous les adultes
hyperactifs qui sont autour d’eux. Les vieilles femmes avec un
foulard dans certains camps de réfugiés, qui crient que vous,
Sharon, vous ne les ferez jamais partir, qu’elles ont chassé vos
soldats “ comme des chiens ”. Qui dénoncent la mollesse
des Etats arabes et la lâcheté de l’autorité palestinienne.
L’extraordinaire activité des intellectuels et des artistes pendant
le siège de Ramallah - discutant, riant de leur propre situation
lamentable. La façon dont ils disaient : “ Nous ne voulons
pas être des héros, nous ne voulons pas être des victimes, nous
voulons seulement mener une vie normale. ” Leur désespoir
désabusé. Mahmoud Darwich : “ Il y a trop d’histoire et
trop de prophètes dans ce si petit pays. ” La visite à Abou
Amar, Yasser Arafat, un renard dans son terrier, ses mains jaunes
comme de la cire appelant dans une étreinte vide une “ paix des
braves ” et “ à la conscience de la communauté
internationale ”. Une bourgeoise se lamentant sur la
profanation du paysage palestinien. Et un avocat des droits de
l’homme proclamant : “ Nous remercions Ariel Sharon pour
deux choses - il a uni toutes les factions palestiniennes, et il ne
nous a pas laissé d’autre choix que de résister. ” Plus tard,
le même homme, qui fume cigarette sur cigarette et qui a déjà la
sueur de la mort sur lui, remarque amèrement que maintenant les gens
ont la répression dans la peau et qu’ils n’ont plus rien d’autre
pour se défendre que leur peau. D’où les bombes humaines.
Voici quelles sont mes conclusions contrastées :
vous n’avez pas brisé l’esprit du peuple palestinien. Bien au
contraire - Les Palestiniens sont maintenant plus résolus que jamais
à construire un Etat, peu importe que vous les persécutiez. Ils ont
vu le renouvellement de l’agression, ils ont su que vous ne faisiez
que du pied au général Zinni – sans doute avec l’accord de Dick
Cheney. Ils savent aussi que, puisque vous les avez rendus plus
forts, vous devrez frapper plus durement et plus profondément, parce
que vous êtes coincé dans une impasse dont vous êtes responsable.
Comme Bush dans sa croisade contre les infidèles et les
désobéissants, vous devez augmenter votre distance d’avec l’éthique
publique internationale, étaler encore plus de bon sens et jeter du
bon argent moral après tant de fausses évaluations politiques. Ils
savent que rien de ce qu’ils peuvent faire n’est capable de vous
apaiser. Ils craignent que vous ayez à vous arranger avec ce crime
contre l’humanité que vous êtes en train de commettre, que vous
réussissiez à briser leur espoir d’un Etat laïc, moderne et
démocratique, responsable devant sa population, et que vous ameniez
le démon parmi eux. Ils savent aussi que cette volonté divise et
affaiblit profondément Israël.
Mais vous vous en moquez, n’est-ce pas ?
C’est ce qui est triste et horrible.
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