Il levait la tête vers le ciel
comme tout le monde, et priait : « Faites
qu’autant de monde m’écoute chanter ». C’était la
omra (petit pèlerinage) du 10 Ramadan, la foule
grouillante à La Mecque, et de retour, le vœu fut exaucé. Son
célèbre album, Ana bakrah Israïl (Je Déteste Israël,
sorti en l’an 2000), avait déjà fait un tabac, et Mona
Al-Husseini, présentatrice à la télévision, l’invite à son
émission de prime time « Entretien
sincère ». Elle le bombarde de questions ; il
lui répond narguant. C’est un véritable exercice de style.
Dorénavant, il est toujours un peu narquois. Et a tout à
gogo. « Je choisis
des complets, bariolés, qui vont avec le canapé de ma salle de
séjour », avait-il précisé durant l’émission, sur un
ton sérieux qui frise la naïveté et la raillerie à la fois.
L’hilarité est irrésistible. Du coup, le chanteur devient un
premier choix pour les journalistes, notamment de télévision,
qui veulent capter l’audience. « Dream TV, c’est
quasiment ma chaîne. J’y suis toujours »,
lance-t-il. Et au bout de deux ans, le phénomène Chaabane
Abdel-Réhim continue à battre les records et la plupart des
spectateurs de se demander, le voyant sur écran : est-il
vraiment crédule ou astucieux ? « Durant cette période de célébrité subite,
il a dû sans doute fréquenter des gens nouveaux, différents.
Il n’est pas possible de rester inchangé. Si vous cherchez une
femme de ménage à la campagne pour travailler pour vous, elle
change de mœurs, s’adapte en fonction de son nouveau
milieu ; impossible de garder la naïveté
d’antan ». Khaled, psychiatre, procède ainsi à
l’analyse du personnage, comme le fait tout le monde
d’ailleurs. « Qu’est-ce qu'il a à faire avec Israël et
la politique ? N’importe quoi ! », dit un
autre. « Mais non, c’est un journal à lui seul. Il
fait le point de l’actualité, dans la plus grande
simplicité », ajoute un troisième. Ce dernier est en
effet vendeur de cassettes dans le quartier résidentiel
d’Héliopolis, où les albums d’Abdel-Réhim partent comme des
petits pains. Seulement, les clients du magasin ne vont jamais
directement au but ; selon lui ils ont honte de demander
tout de suite le nouveau tube de Chaabane. Question de
« standing ». Et préfèrent faire un tour et
remarquer la sortie d’une nouvelle cassette, comme par hasard.
Feignant la surprise, ils achètent la cassette ou les
cassettes car d’après le vendeur, rieur, « Chaabane ne
joue pas. Il ne perd pas son temps. Les albums se succèdent si
rapidement. Ils nous arrivent à peu près deux par
deux ». Apparemment, le chanteur est friand du chiffre deux.
Il porte deux montres, l’une pour lui et l’autre pour les
gens. Possède deux téléphones portables, l’un pour tout le
monde et l’autre exclusivement pour son épouse, « Oum
Essam », à qui il tient comme à la prunelle de ses
yeux. Il ne faut guère la mécontenter ; ni parler de
femmes et d’admiratrices de l’AUC dans ses interviews, ni de
la nouvelle institutrice qui lui apprend à lire et à écrire
ces derniers temps, selon les rumeurs. Celles-ci font partie
intégrante de la propagande du chanteur. « Toutes les
fois que l’on parle de moi un peu plus, je vends un peu
plus », dit-il tranquille. « Les
journalistes, ils veulent travailler eux aussi, avoir de quoi
écrire, c’est leur boulot ». Partant de ce principe,
Chaabane joue leur jeu. « S’ils veulent se moquer, je
les laisse faire. Mes anecdotes plaisent sans
compromettre ». Il déballe ses mots sur un air
sérieux et sans rancune. Est-ce le même air qu’il affiche à la
maison pour se la jouer au père de famille austère ?
« Si c’est la bonne humeur à la maison, je perds
contrôle ! ». Et puis, il vire rapidement aux blagues, avec
l’affluence d’admirateurs dans sa loge, au théâtre Qasr
Al-Nil, où il joue devant Samir Ghanem dans Do Re Mi
Fassolia. « Pourquoi tu t’insurges contre les
Etats-Unis, Chaabane, dans ton album Amrica
Amrica ? Nos voitures et autres proviennent de là-bas.
Moi, j’y vis depuis des années », dit un visiteur en
le blâmant. La star
bredouille, ne sachant pas trop quoi dire, car il est évident
qu’il n’est aucunement politisé, or ces derniers albums
commentaient l’actualité sociopolitique sur un rythme dansant.
Il se veut le porte-parole des petites gens et des marginaux,
toujours sur un même air de musique, dont il est l’auteur. Un
air singulier qu’il a trouvé en tapotant sur sa table, sans
avoir aucune notion des tons et des modes. « Je n’ai
rien contre l’Amérique. Je m’adressais simplement à Kofi
Annan, lui demandant de rétablir la paix et la
justice », réplique Chaabane timidement, comme induit
d’erreur. Car, bien qu’on
l’ait rendu responsable de la guerre des chansons déclenchée
entre l’Egypte et l’Etat hébreu, au printemps 2001, et qu’on
ait écouté ses « monologues » (comme les
surnomme la censure) au Congrès américain, le taxant
d’antisémitisme, comme l’affirment les journaux, Chaabane
ignorait que Sharon et Barak étaient deux premiers
ministres ; il les prenait pour une seule personne. Et
c’était à son parolier, Islam Khalil, enseignant de langue
arabe, de lui expliquer de quoi il s’agit. D’ailleurs, il lui
a demandé de suivre l’info, d’où l’intérêt croissant de
Chaabane pour les chaînes satellites Al-Jazeera et
Al-Manar. « Il doit toujours se tromper en
prononçant les mots durant les enregistrements. Parfois, il
refuse certains mots, ne comprenant pas leur sens, c’était le
cas pour mirage, qui était très compliqué pour
lui ». Islam
Khalil a été présenté à Chaabane, qui animait une cérémonie de
mariage, vers la fin des années 1980. Le chanteur avait des
problèmes graves avec la censure, qui interdisait son tube
Kaddab ya Kheicha (Menteur Kheicha), et ce fut le début
de leur collaboration. Progressivement, c’est Islam Khalil qui
« fomentait les troubles ». C’est lui qui
dresse la « ligne éditoriale » de ce journal
parlant, aidé ces derniers temps par le producteur Alaa
Al-Chazli. Ils étaient d’ailleurs derrière le récent album
La Haine n’est pas suffisante, Israël, où Chaabane
s’attaque à Sharon qui, « fou de rage commence à
déconner. Il doit absolument être interné à l’asile
allié », dit la chanson. Le contexte politique donne
la licence à ce genre d’injure. Et de toute façon, lorsque Chaabane et
Islam chantent pour Mohamad Al-Dorra ou contre le terrorisme
de Bin Laden, le peuple et l’Etat y trouvent une
échappatoire. Autour de Chaabane, c’est toute une institution (sans
locaux) qui se crée, tout un star-system qui se fait de
manière très aléatoire. Il en est conscient et content. Il
résume sa montée en flèche, par une grâce du ciel.
« Je n’ai ni une si belle voix, ni le physique qu’il
faut ; mais c’est de la chance. Dieu est notre nourricier
à tous. Il m’envoie une fortune pour aider autrui ».
De la sorte, il s’est inventé un look : une crinière
frisée, vêtu des couleurs de l’arc-en-ciel, la joue traversée
par une profonde balaffre-souvenir d’une rixe avec un voisin
de Charabiya (quartier informel du Caire) pour des filles.
« Je veux avoir un style à part, si non pourquoi
mettre des chaussures jaune et vert
pareilles ? ». Il est devenu la poule aux œufs d’or des cinéastes,
des agences de publicité, etc., qui cherchent à tourner avec
lui. Il vient d’ailleurs de terminer un film intitulé
Fallah fil Congress (Paysan au Congrès), un scénario de
Hamdi Youssef, où il tient le rôle d’un campagnard roublard,
un vrai requin qui finira par se faire avoir au Congrès
américain. Un voleur très différent de celui de Daoud
Abdel-Sayed dans Citoyen, voleur et indic, car dans
cette fiction, Chaabane était plutôt un voleur de cœurs.
Sympathique, il fonctionnait suivant son propre code
d’honneur, qui d’ailleurs n‘est pas très éloigné de celui de
Chaabane lui-même. Al-Margouchi, le voleur d’Abdel-Sayed à
titre d’exemple, vole une statuette afin de l’offrir à son
ami, le citoyen intellectuel. Mais il refuse catégoriquement
la nudité de la statue et lui confectionne des vêtements sur
mesure, un cache-sexe. Dans la réalité, nous nous retrouvons
face à un chanteur vedette qui n’est pas pro-vidéoclips, car
n’aimant pas le show des filles qui se tortillent tout autour.
Il a essayé le cannabis, le bango, mais ne boit pas
d’alcool, car ayant promis à son père avant sa mort. Les
paradoxes des deux personnages se ressemblent. Néanmoins, ils
ne constituent pas les seules similitudes entre la fiction
d’Abdel-Sayed et la réalité du phénomène Chaabane Abdel-Réhim.
En quelque sorte, on a l’impression que le réalisateur a dû
lire les archives de Chaabane Abdel-Réhim et s’est inspiré des
articles écrits sur lui afin de constater un état de fait très
égyptien. Le rapport de complémentarité, à titre d’exemple,
entre le citoyen lettré et le voleur illettré, n’est pas sans
rappeler le duo formé par Islam, l’enseignant d’arabe, et
Chaabane l’interprète populaire. A un autre niveau, sans
doute. Une culture propre à
Chaabane, sa double vie en tant que repasseur le matin et
chanteur dans les mariages le soir enrichissent l’expérience
dans un certain sens. « Lorsqu’on a voulu faire une
chanson autour du bango, Chaabane s’y connaissait plus
que moi, il était surtout très choqué par le fait de voir
autant de filles fumer. Alors il m’a fourni tout le
vocabulaire, l’argot et les explications nécessaires. Moi j’ai
formulé ce qu’il m’a raconté », indique Islam. Il en
est de même pour le titre à succès Je Déteste Israël et
aime Amr Moussa. Chaabane avoue qu’il avait entendu parler
de l’ancien ministre des Affaires étrangères à travers ses
gardes du corps. Ces derniers lui faisaient part des
déclarations foudroyantes du ministre concernant le conflit
arabo-israélien, d’où une admiration grandissante pour une
personne qui enfin brandit la dignité arabe. Et ce fut
ainsi, de fil en aiguille,
Chaabane s’est transformé, selon les termes des intellectuels,
en un nouveau représentant de ce que l’on s’accorde à appeler
« la culture du microbus », celle des
quartiers champignons. C’est une culture parallèle à celle des
médias officiels qui dénigrent la présence des gens comme
Chaabane. Et pourquoi le microbus ? Il s’avère que c’est
le moyen de transport commun le plus efficace pour arriver à
ces tentacules du Caire, la métropole. Tout au long de la
route menant vers l’ancienne baraque qu’habitait Chaabane, les
microbus se garent de part et d’autre. Le terminus d’Ahmad
Helmi, Choubra, le bourg de Mit Nama, et ensuite Mit Halfa,
ex-résidence de Chaabane. Là-bas, le béton a remplacé la
construction provisoire de l’ancienne baraque, dans les
champs. Chaabane n’y habite plus. Il n’a pas visité les lieux
depuis plus de huit mois et sa compagnie manque à ses voisins.
« Il animait nos soirées en répétant ses chansons au
seuil de sa porte. Maintenant, il est toujours aussi gentil
avec tout le monde. Car c’est quelqu’un qui a goûté longuement
à la pauvreté. Ici il ne reste que son fils, qui y loge avec
sa femme mais inutile de chercher à le voir à cette heure ci,
car comme le reste de la famille, il ne se réveille que vers
18h ou 19h », lance-t-on dans les
parages. Chaabane lui, est
ailleurs. Dans son nouvel appartement de la rue Fayçal
(Haram), il voltige et rêve de cinéma ; il n’aspire plus
à être comme son maître de chant Anouar Al-Askari, mais veut
faire revivre les gloires du comédien Farid Chawqi et être
couronné comme le nouveau roi du
tierzo. |