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• LE MONDE | 11.10.02 | 08h54
• MIS A JOUR LE 11.10.02 | 09h21
La mémoire meurtrie de
Mohammed Harbi
Né dans l'Algérie
coloniale, tour à tour héros de l'indépendance puis proscrit du FLN, "Si
Mohammed", devenu historien, n'a jamais renié ses engagements ni voilé ses
critiques.
Il aurait pu être œnologue. Ou mannequin. Ou rentier. Mais ce dandy austère, aux cheveux blancs comme neige et aux rires de gamin, a choisi, dès l'enfance, de suivre d'autres chemins – multiples, comme les fils colorés d'un même tissu brodé. Chacun tire le sien. De ce destin exceptionnel, chacun ne connaît qu'un versant. Est-ce le nationaliste, cadre de la fédération de France du FLN et directeur de cabinet de Belkacem Krim pendant la guerre d'indépendance, désigné comme expert aux premières négociations d'Evian de mai 1961, que de vieux immigrés reconnaissent et saluent, en ce début juillet, dans les couloirs du palais de justice de Paris, d'un déférent "Si Mohammed"? Est-ce l'opposant, fidèle à ses convictions socialistes, emprisonné dès 1965 et contraint de quitter son pays à l'âge de quarante ans, à qui l'on serre la main ? D'autres, plus jeunes, qui lui sourient de loin, l'ont seulement vu à la télévision. De Mohammed Harbi, aujourd'hui âgé de soixante-neuf ans, ils n'ont qu'une image : celle de l'historien en exil, de l'homme d'archives, spécialiste du FLN et de la guerre d'Algérie – le reflet de sa deuxième vie. Dans la salle archi-comble de la 17e chambre correctionnelle, devant laquelle venait de s'ouvrir le procès en diffamation, intenté par le général Khaled Nezzar contre Habib Souaïdia, auteur de La Sale Guerre, un jeune homme s'est mis à raconter, à la barre, l'horreur du camp de détention où il avait été déporté, au début des années 1990. L'homme aux cheveux de neige s'est levé. Discrètement, il a quitté la salle. "Meurtri", explique-t-il, qu'un tel procès se passe en France – à la veille, qui plus est, du quarantième anniversaire de l'indépendance de l'Algérie. Et puis, les récits de torture !... "Je connais déjà tout cela", lâche-t-il, d'une voix presque inaudible. Né dans l'Algérie coloniale du début des années 1930, il sait, jusqu'à la nausée, les méfaits et les crimes perpétrés par l'armée française. Deux de ses parents sont morts, en mai 1945, enlevés par les milices, au moment des massacres de Guelma et de Sétif. Il sait les noms des militants nationalistes, ceux que l'on cite le plus souvent, comme Larbi Ben M'Hidi et Idir Aïssat, arrêtés par les militaires et décédés sous la torture. Ou ceux de ces "héros obscurs", comme son ami Ahmed Inal, lui aussi "torturé et mis à mort par l'armée coloniale", dont une photo figure dans le tome I de ses Mémoires, Une vie debout (La Découverte, 2001). Il sait également, comme beaucoup, que ces méthodes n'ont pas pris fin en 1962, avec l'indépendance. Il est l'un des seuls à l'écrire. "L'arbitraire en Algérie n'est ni le fruit d'une contagion étrangère, ni la conséquence d'une substitution des rôles entre gestionnaires d'hier et gestionnaires d'aujourd'hui. (...) Nos structures sociales continuent à véhiculer des comportements et des pratiques d'un autre âge, perpétués par des couches dirigeantes forgées dans la violence, exclusivistes, (...) hantées à tous les échelons de la hiérarchie par la peur des lendemains", constate-t-il, en décembre 1965. Son texte sert d'introduction au livre de Bachir Hadj Ali, dirigeant communiste, arrêté quelques mois plus tôt et longuement torturé par les policiers de Houari Boumediène. L'Arbitraire est d'ailleurs le titre de ce livre, écrit au sortir des geôles algéroises, derrière les murs du pénitencier de Lambèse, où Bachir Hadj Ali a été transféré. Deux de ses codétenus, Hocine Zehouane et Mohammed Harbi, l'aident dans son projet. Distribué sous le manteau, à Alger, en janvier 1966, L'Arbitraire sera ensuite publié à Paris, puis, en 1989, à Alger, par les éditions Dar El Ijtihad, qui le diffusent au compte-gouttes. En fait, cela fait bien longtemps que l'ancien lycéen de Skikda, initié au marxisme par l'un de ses professeurs, Pierre Souyiri, a compris à quel point cette "histoire en mouvement", qui fait de lui, selon les circonstances, un héros ou un paria, est une geste complexe, passionnante autant qu'amorale. Est-ce un hasard si l'auteur d'Aux origines du FLN, le populisme révolutionnaire en Algérie (Christian Bourgois, 1975), de FLN, mirage et réalité (Jeune Afrique, 1980) et des Archives de la révolution algérienne (Jeune Afrique, 1981), a commencé, dès l'adolescence, à collecter les documents, à les classer, à faire provision de ces traces tangibles, que les mythologies officielles sont si promptes à gommer ? "La quête d'une vérité est très ancienne, chez lui ", note l'un de ses proches, l'historien Gilbert Meynier. "Et sans doute a-t-il su très vite qu'il ne serait pas du côté des vainqueurs", ajoute l'universitaire. Quand les agents des renseignements généraux viennent l'arrêter, le 9 août 1965, dans un appartement d'Alger, au beau milieu d'une réunion clandestine de la toute nouvelle Organisation de la résistance populaire (ORP), Mohammed Harbi n'est pas surpris. Sait-il que sa première vie s'achève ? Il revoit la scène, comme si c'était hier. "On avait commencé à manger un couscous d'orge", se rappelle-t-il, l'œil voilé de malice. Cette mémoire du détail et des choses de la vie, il s'en moquerait presque. Presque... Car Mohammed Harbi n'a rien d'un homme de marbre. Pour ce gourmet cosmopolite, issu d'une grande famille de notables provinciaux, initié par son père aux raffinements du bien-vivre, pour cet intellectuel agnostique, féministe et libertin, qui parle avec chaleur des rues du Caire et de l'intelligentsia égyptienne, qui s'enthousiasme au souvenir des internationalistes africains comme Mario De Andrade ou Aquino Debragança – "Ces gars-là, c'était des purs produits de la gauche portugaise ! Des poètes !" – et est capable de réciter par cœur des passages d'Aurélien de Louis Aragon, la vie, décidément, "ne se réduit pas à sa dimension politique". Le couscous d'orge du 9 août, donc, Mohammed Harbi s'en souvient. Autant que de la cellule d'un mètre sur deux, meublée d'"un matelas, qui suintait l'eau", qu'il retrouve entre deux interrogatoires. A partir de cet été-là, sa vie d'homme politique, de cadre de parti, est déjà derrière lui. Ephémère ambassadeur du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) en Guinée, il a été, durant quelques mois, à partir de mars 1963, conseiller "pour le secteur socialiste" du président Ahmed Ben Bella. Il s'agit, théoriquement, de mettre en chantier les projets autogestionnaires du nouvel Etat. Mais l'Algérie n'y est pas prête. "S'il y a un pays où l'on magnifie le peuple tout en le piétinant, c'est bien l'Algérie", résume-t-il, abrupt. Conseiller de Ben Bella, certes, mais pas apparatchik : Mohammed Harbi est l'un des rares à exprimer son opposition au "truquage" du congrès des syndicats de la fin 1962 et au code la nationalité (définie par l'ascendance musulmane). Il est l'un des seuls à dénoncer la pratique de la torture, dans un éditorial de Révolution africaine, revue du FLN qu'il dirige pendant quelques mois, au début des années 1960. Dès le congrès d'avril 1964, il a compris que "tout espoir de réformer le FLN était devenu vain" : la victoire de la "bureaucratie militaire" est en marche. "Au lendemain de son arrestation, les amis se comptaient sur les doigts de la main. Il n'y a que son frère Nourredine qui venait me voir tous les jours", se rappelle Djenett Harbi qui partagea, tête haute, l'épreuve des cinq années de captivité, puis des trois années de résidence surveillée, imposée à son époux, avant que sonne l'heure de l'évasion vers la France, en 1973. Les enfants, quatre au total, dont l'un issu d'un premier mariage de Mohammed Harbi, poussent comme ils peuvent, au gré des exils et des périodes de grâce. "Pour Mohammed, cette période a été la plus dure de sa vie", murmure Djenett. C'est durant ces années de plomb que le révolté fait sa mue, "passant de la militance à l'histoire", selon la formule de son ami Pierre Vidal-Naquet. Aux origines du FLN, le premier livre de Mohammed Harbi, a été entièrement élaboré en prison. "Ce travail, c'était mon compagnon de cellule. Sans lui, je n'aurais pas tenu", reconnaît-il. D'autres ouvrages suivront, une demi-douzaine au total. L'un, La guerre commence en Algérie (éditions Complexe, 1984), est dédié à sa mère ; un autre, L'Algérie et son destin, croyants et citoyens (Arcantère éditions, 1992), à son père. Mais ce sont avant tout des livres d'historien, aussi éloignés du "clapotis des urgences" que de la confidence intime. "Essentiellement, ce que j'admire chez Mohammed Harbi, écrit, en 1997, l'islamologue Maxime Rodinson, lors de la remise du prix de l'Union rationaliste à l'historien algérien, c'est une jonction, hélas trop rare. D'une part, il n'a jamais renié son engagement militant (...). Et, en même temps, il n'a jamais sacrifié à cette option fondamentale ses capacités d'analyse critique (...)." Exercice périlleux, qui vaut à l'exilé d'être, notamment, privé pendant dix-sept ans de son passeport algérien (il n'en a pas d'autre). En 1994, il est directement – et anonymement – menacé de mort. Aujourd'hui, cela semble banal de parler des guerres intestines au sein du pouvoir. Mais jusqu'en 1975, quand Harbi a publié Aux origines du FLN, personne n'avait osé briser le tabou sur l'histoire de la révolution algérienne. C'était énorme !, commente l'anthropologue Gilbert Granguillaume. Ceux qui, en France, s'intéressaient à l'Algérie, la voyaient comme un pays presque laïc. Harbi, le premier, a fait comprendre qu'il existait une autre Algérie – rurale, conservatrice, profondément musulmane. C'est cette société communautaire, patriarcale, éventuellement xénophobe, qu'il appelle la société plébéienne. Alors que la plupart des auteurs algériens demeuraient dans le mimétisme et écrivaient pour les Français, Harbi a cassé le miroir." Adversaire politique déclaré de l'islamisme, il appelle à le combattre par des voies démocratiques, tout en constatant, dès avril 1992, dans une interview à l'hebdomadaire Algérie-Actualité, que l'"annexion de la religion par l'Etat" fait son œuvre, ouvrant un boulevard aux revendications intégristes. Djenett Harbi, elle, voit les choses à travers le prisme de son vécu d'épouse : "On a été un mauvais couple, il a été un mauvais père – mais on a toujours été bons amis !", dit-elle, avec un sourire de lutin. Leur séparation, en 1977, ne change pas le regard qu'elle porte sur lui : "Mohammed a été féministe avant même que le mot existe. Non seulement, il faisait la vaisselle, mais en plus, c'est lui qui m'a appris à cuisiner. A Alger, chacun menait sa vie librement, ce qui était totalement exceptionnel. Et qui le reste !", ajoute la vieille dame, l'œil pétillant. "Si vous le comparez à la moyenne des Maghrébins, Mohammed est un homme génial", conclut-elle. Des défauts, pourtant, ses amis lui en connaissent un, majeur : celui de "ne vouloir jamais rien demander et jamais rien devoir, c'en est presque pathologique !", s'énerve la sociologue Christiane Dufrancatel. Cette attitude de "grand seigneur", selon le mot de Vidal-Naquet, lui vaut de vivre modestement, sans rente ni pension, dans un petit deux-pièces du quartier de Belleville, en plein Paris. Parfait "métis culturel", Mohammed Harbi se sent "parisien, comme on est new-yorkais". Amateur de bons mots, l'historien a l'ironie assassine d'un Fellag, le célèbre humoriste. "Normalement, chaque pays possède son armée. Eh bien, en Algérie, c'est l'inverse : c'est l'armée qui dispose du pays !", s'amuse le vieil exilé. Puis, avec une moue de dédain : "Le général Nezzar peut bien parler de patriotisme. S'il est arrivé au pouvoir, c'est en montant sur nos épaules !" Cité comme témoin de la défense dans le procès intenté par le haut gradé algérien, l'homme aux cheveux de neige n'a pas été surpris par le verdict, rendu le 27 septembre, déboutant le général. De même qu'il est sans illusion sur les prochaines élections algériennes. Mohammed Harbi a appris la patience. Il a désormais tout l'automne de sa vie devant lui. Catherine Simon • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU
12.10.02
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