Un intercesseur entre l'Islam
et l'Occident
 Par Jean-Daniel TORDJMAN * [28 novembre 2002]
 Qu'on le
sache ou non, qu'on le veuille ou non, qu'on l'admette ou non, la
civilisation européenne est née en Méditerranée orientale de son double
héritage gréco-latin et judéo-chrétien.
Où vivait Hérodote d'Ha licarnasse, le père de l'Histoire ? Et Strabon,
le plus grand géographe de l'Antiquité ? Et Esope inspirateur des fables
du merveilleux Jean de La Fontaine ? Où vécut Lucullus, encore vénéré par
tous les gourmets de France et de Navarre ? Où Crésus a-t-il bâti sa
richesse ? Où enseignait Thales de Milet ? Où vivait Mithridate qui tint
tête au grand Pompée dont Plutarque nous raconte la vie illustre ?
Où se trouve Phocée qui a créé la ville de Marseille ? Et la Phrygie
qui nous a donné le bonnet rouge de notre Marianne ? Et Troie, la rivale
glorieuse d'Athènes, où se sont illustrés Hector, Achille et Agammemnon,
Ulysse et la belle Hélène, dont le divin Homère raconte les exploits dans
l'Iliade et l'Odyssée et que Jacques Offenbach rend toujours
vivants sur les scènes parisiennes ?
Et Pergame qui pour se soustraire au monopole de Byblos sur le commerce
du papyrus importé d'Egypte par les commerçants phéniciens en échange du
bois de cèdre du Liban – indispensable pour bâtir les bateaux funéraires
des pharaons – invente le parchemin qui permit pendant des siècles à la
civilisation européenne de transmettre son savoir ?
Où se trouve Ephèse dont l'oracle rivalisait avec celui de Delphes ? Et
Gordion où Alexandre le Grand, par un miracle de courage trancha le noeud
gordien et affirma la prédominance de la volonté humaine ? Où se trouvait
le Mausolée, une des Sept Merveilles du monde, détruit non par les Turcs
mais par les chevaliers francs de l'Ordre de Jérusalem ? Où coule le
Pactole du roi Midas aux oreilles d'âne ? Et le sinueux fleuve Méandre ?
Où se trouve l'Ionie, mère du plus harmonieux des trois grands ordres
classiques, qui a nourri de Vitruve à Palladio et à Viollet-le-Duc,
l'histoire prestigieuse de l'archi tecture occidentale ? D'où viennent ces
créatures de rêve qui peuplent nos musées, la Vénus de Cnide, la Diane
d'Ephèse et l'éblouissante, l'enthousiasmante sculpture hellénistique ?
Tous les bibliophiles peuvent vous le dire : de Turquie et spécialement
d'Asie mineure, un des creusets les plus forts de notre civilisation
occidentale. Et si je me tourne de nos racines grecques vers nos racines
judéo-chrétiennes, j'y retrouve Simon/Pierre fixant à Antioche, la
capitale des juifs disciples de Jésus qui, pour la première fois, prennent
nom de chrétiens.
Et où va le prédicateur des Gentils, Saul de Tanse, ce grec juif
citoyen romain pour délivrer ses Epîtres ? A Ephèse et chez les Galates,
descendants de nos Gaulois qui, après le sac de Rome, sont allés s'établir
en Anatolie.
D'où vient l'ancêtre de notre Père Noël, Saint Nicolas, évêque de Myra
en Pamphylie ? Où se trouve le mont Ararat où a échoué l'Arche d'alliance
de notre ancêtre Noé, vénéré par les trois religions monothéistes ? Et où
Jason et ses Argonautes ont-ils cherché la Toison d'or, symbole de l'ordre
le plus prestigieux de l'Occident ?
Où s'est bâti le premier Empire chrétien, celui de Constantin, de
Justinien et de Théodose ? Et où s'est fixé le Credo chrétien si ce n'est
à Nicée, l'Iznik d'aujourd'hui lors du premier concile oecuménique de 325
? C'est dans la même région de ferveur et de foi que Nestorius, patriarche
de Constantinople et Arianus ont interprété le Christianisme et posé des
questions essentielles, insuffisamment étudiées aujourd'hui parce que
condamnées comme hérétiques.
Il n'est pas besoin d'être grand érudit, il suffit d'ouvrir les yeux
pour constater qu'Ephèse, Smyrne, Halicarnasse, la Phrygie, l'Ionie, en un
mot la Turquie, non seulement font partie de l'Europe mais sont une
composante essentielle de notre héritage culturel et historique, de notre
civilisation.
Doit-on rejeter de la civilisation européenne Jésus parce qu'il est de
Nazareth, Pierre parce qu'il est de Galilée ou Augustin parce qu'il est
d'Hippone ? D'ailleurs, même quand elle était «l'homme malade de
l'Europe», la Turquie faisait partie du «concert européen». Relisons
ensemble l'éblouissante leçon d'Histoire de Victor Hugo dans Le Rhin
où il décrit les «Six Puissances de Premier Ordre de l'Europe : le
Saint Siège, le Saint Empire, la France, la Grande-Bretagne, l'Espagne et
bien entendu la Turquie, puissance européenne».
Quel est le défi majeur du XXIe siècle pour l'Europe ? Si on
va au-delà de la langue de bois, c'est d'éviter et de dépasser la
confrontation qui s'annonce entre l'Islam et l'Occident. L'expérience de
la construction européenne peut y aider.
L'essence de la construction européenne, c'est la paix. Après des
siècles de luttes fratricides et des millions de morts, l'Union européenne
a permis de dépasser la confrontation franco-allemande et a rendu la
guerre entre nos deux peuples impossible et absurde. Ce n'était pas si
évident à obtenir. Briand et Streeseman voulaient aussi la paix...
Jean Monnet, de Gaulle, Adenauer, Spaak et De Gasperi ont eu une autre
intuition, autrement plus féconde : pour rendre la guerre impossible, il
ne suffit pas de proclamer la guerre hors la loi, il faut bâtir ensemble,
il faut un projet commun mobilisateur de nos énergies. C'est pourquoi la
construction européenne est pour nous, Européens, la plus grande réussite
de notre siècle.
Aujourd'hui que le nazisme a (presque) disparu, que le rideau de fer et
le communisme se sont effondrés, quelle est la plus grande menace pour
notre civilisation ? Ce n'est pas l'Islam, comme certains des deux côtés
veulent le faire croire. C'est le terrorisme fanatique qui veut conduire à
la confrontation de l'Islam avec l'Occident, au «choc des
civilisations» décrit par Huntington de manière beaucoup plus profonde
que la caricature qui en est faite.
Il faut résister au repli identitaire, à la formule de facilité :
«Eux, c'est eux et nous c'est nous» et à la tentation d'y aller
«comme en 14», avec des millions de morts en perspective. L'Europe
a certainement besoin de plus de spiritualité. Et c'est le constat de Sa
Sainteté le Pape. Mais la construction européenne est une construction
politique et économique, en aucun cas une construction religieuse. Il y a
des Eglises pour cela.
Rendons à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Et
quand les dirigeants de l'Eglise protestante allemande se joignent à ceux
de l'Eglise catholique allemande pour souligner la «dimension
chrétienne» de l'Europe, ils feraient bien de relire leur Histoire.
Voltaire l'a dit : «Ce sont les Turcs qui ont sauvé le protestantisme
en Allemagne.» Bien involontairement d'ailleurs, mais ce sont là les
paradoxes de l'Histoire !
La demande de la Turquie et le débat ouvert et démocratique que le
président Giscard d'Estaing a lancé ont l'immense avantage de poser la
question dans sa complexité et dans sa simplicité. Rejeter la Turquie
aujourd'hui serait, de mon point de vue, une erreur stratégique majeure
aux conséquences incalculables pour l'Europe.
Elle nous priverait d'un allié puissant, membre depuis 1949 du Conseil
de l'Europe, ayant une tradition impériale millénaire, qui a choisi
l'Occident et qui a été d'une fidélité à toute épreuve dans l'Otan. Qui,
en Europe occidentale, connaît le Kazakhstan, le Turkménistan,
l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, l'Iran, l'Irak, la Syrie ou l'Afghanistan
mieux que les Turcs ? Qui, comme eux, connaît leurs langues, leurs
divisions tribales ou régionales, leurs options stratégiques, leurs forces
et leurs faiblesses ?
La seule perspective de l'arrimage de la Turquie à l'Europe y
renforcerait immédiatement la démocratie, comme cela a été le cas en
Grèce, en Espagne et au Portugal. Elle offrirait aussi à l'Europe la
chance qu'elle n'a pas aujourd'hui de jouer un rôle positif concret au
Moyen-Orient. Château d'eau du Moyen-Orient, contrôlant ainsi une
ressource aussi précieuse que le pétrole, pays musulman bien intégré dans
le monde islamique tout en étant en bons termes avec Israël, la présence
de la Turquie accroîtrait immédiatement la crédibilité et la capacité
d'influence de l'Europe dans cette zone stratégique.
L'Histoire offre à l'Europe la chance inespérée d'intégrer le pays
musulman qui depuis un siècle a choisi la modernité contre l'intégrisme,
l'éducation contre l'ignorance, l'émancipation des femmes contre leur
assujettissement, le Code civil contre la charia.
Ce pays nous dit à 70% qu'il veut s'intégrer à l'Europe. Cet accord des
forces politiques en Turquie est remarquable. Nous savions que Kemal
Dervis et ses amis étaient ouverts à notre alliance. Nous avions des
doutes sur les autres. La réponse est claire aujourd'hui.
La Turquie est un pays de haute civilisation, de courage militaire, de
tradition laïque, de tolérance religieuse et philosophique. L'avoir avec
nous au sein de l'Europe est une chance considérable. Elle nous
permettrait d'apprendre à connaître, dans la pratique quotidienne et
multiforme de la construction européenne, les réactions, les suggestions
et les apports d'un pays laïc musulman.
L'entrée de la Turquie en Europe change la donne stratégique mondiale.
A notre avantage.
La négociation avec la Turquie prendra de longues années, comme toutes
les négociations d'adhésion car les problèmes à régler sont nombreux et
complexes. Des conditions ont été définies. Elles doivent être remplies.
Mais ce qui importe aujourd'hui, c'est le double message que l'Europe doit
adresser, message aux musulmans partisans de la démocratie, des droits de
l'homme et de la femme, beaucoup plus nombreux qu'on ne le pense, que
l'Europe refuse le choc des civilisations et les guerres de religion.
Message aux terroristes d'al-Qaida que nous ne tombons pas dans leur
piège, que nous allons les combattre sans faire l'amalgame entre
terrorisme et Islam, avec l'aide des musulmans qui refusent la terreur.
Faisons mentir ensemble les prophètes de malheur. La Turquie a vocation
de jouer ce rôle d'intermédiaire, de médiateur, d'intercesseur entre
l'Islam et l'Occident. C'est une chance pour l'Europe. Ne la laissons pas
passer.
* Inspecteur général des finances ; président du Cercle des
ambassadeurs.


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