l marche
sur un trottoir de Toulon, poings enfoncés dans les
poches et tête baissée, suivi par des dizaines d'yeux.
«Je le sens», dit-il avec un petit sourire. Le
poids des regards qui transpercent, la curiosité de tous
ceux qu'il croise, l'interrogation au fond de chaque
prunelle, c'est son quotidien. Son espoir, car l'opinion
publique est son dernier recours. Et son fardeau à
perpétuité. Une belle-soeur lui a conseillé de raser sa
moustache. Il a répliqué : «Je suis Omar Raddad.»
Omar le jardinier, condamné jusqu'à nouvel ordre pour le
meurtre de Ghislaine Marchal, gracié par Jacques Chirac.
Qui continue de se dire innocent.
Son procès en 1994, «c'était le monde à
l'envers». Omar ne parlait pas le français comme
aujourd'hui. Le président Djian, qui parlait arabe,
avait cité un proverbe : «Celui qui ne sait ni lire
ni écrire doit se cacher au fond d'un trou.» «Pourquoi
se cacher ?» avait répondu l'accusé illettré.
Pourquoi raser cette moustache ? Un jour peut-être, s'il
est réhabilité. C'est son obsession, qui l'empêche de
dormir et de manger. A 40 ans, Omar est maigre, il a le
teint gris, les cheveux plus poivre que sel, les traits
chiffonnés : «Je suis obsédé. Je fume beaucoup, je ne
mange pas, l'affaire tourne en permanence dans ma
tête. C'est sans répit.» «Il a souvent l'air
infiniment triste » dit Sylvie Lotiron, journaliste
qui a écrit un livre avec lui (1), sans parvenir à
percer la carapace. «Il est pudique, respectueux.
Exprimer un sentiment, une émotion avec des mots, il ne
sait pas.»
Omar Raddad, qui ne sait toujours pas lire, dit
«mon livre» et le récite page à page. Ses fils,
Karim et Youssef, 15 et 11 ans, lui ont lu et relu les
épreuves : «Je l'ai fait pour eux. Pour qu'ils
entendent ma parole.» Il est lisse, poli, modeste,
malhabile, comme l'accusé de 1994. Mais son français est
plus intelligible, et il a des mots qui semblent tombés
des plaidoiries politiques de son avocat, Jacques
Vergès. En boucle, il réécrit l'histoire seconde par
seconde, ajoutant : «Je suis victime d'une justice de
classe.» Son procès, dit-il, c'était le jardinier
contre les nantis, l'illettré contre les intellectuels,
le pot de terre marocain contre les vases dorés de la
haute bourgeoisie : «J'aime la France et les
Français. Mais regardez Papon, regardez Dils...» A
la télévision, tout ce qui l'intéresse, c'est
l'actualité judiciaire et les débats. Avec le foot. Les
films et les jeux l'ennuient. George Bush lui fait peur,
Ben Laden encore davantage : «Le Coran m'a appris
qu'il ne faut pas tuer.» Cinq fois par jour, il fait
sa prière : «Dieu n'a rien à voir avec la justice des
hommes.»
Libre depuis près de cinq ans, mari de Latifa qui l'a
attendu plus de sept ans, Omar Raddad prend chaque matin
le Toulon-Marseille, embauche à 7 heures dans la
boucherie hallal qui l'a accueilli à sa sortie de
prison. «Il est à la chaîne, dans un frigo à moins
dix degrés. Lui qui aime les fleurs et le soleil, on ne
lui a pas fait de cadeau», estime Sylvie Lotiron.
Omar ne se plaint pas. «Pourquoi changer ? C'est un
travail.» Sans l'obsession de se retrouver dans un
box d'assises, sa vie serait «bonne». Il dit :
«Si j'étais coupable, croyez-vous que je voudrais
d'un autre procès ?»
Plus de la moitié des Français, la quasi-totalité des
Marocains, et une longue liste de personnalités
pétitionnaires sont convaincus qu'Omar Raddad n'a pas
tué Ghislaine Marchal. Chirac, sous la pression du
Maroc, a coupé le verdict en deux en accordant une grâce
partielle. Le procès chaotique de Nice a accéléré la
réforme de la cour d'assises, qui permet aux condamnés
d'aujourd'hui de faire appel. Mais la justice s'obstine
à refuser un deuxième procès. Pour elle, la cave noire
ne recèle aucun mystère, tout était dit dans les
célèbres lettres de sang d'Omar m'a Tuer. Les
seules qu'Omar sait écrire : «Je les ai tracées des
centaines de fois dans ma cellule, la nuit. Pour savoir
si l'on peut aligner des lettres dans le noir. Ce n'est
pas possible.» D'un index fin, il trace dans le vide
un rond, une vague, un chapeau... «Sans cette
phrase, je n'existe pas.» En prison, il a
tenté d'apprendre à lire et à écrire. «Je n'ai pas
pu. Mon esprit était trop occupé.» Sa mère est
tombée malade après le verdict : «Elle s'en voulait
de ne pas m'avoir envoyé à l'école, explique Omar
Raddad, elle se disait que j'aurai pu mieux me
défendre».
Il rougit à l'évocation de «Sa Majesté», qui
l'a invité au palais de Rabat. Timide ? «On ne se
refait pas malheureusement. A la cour d'assises, j'étais
timide. J'avais honte, peur de faire quelque chose qui
ne se fait pas. Et en même temps, j'avais
confiance.»
A son arrivée en France, à 22 ans, Omar venait de
s'arracher du bled, Beni Oulichek, terre berbère, cinq
maisons dans le Rif. Sans parler un mot de français, et
mal l'arabe, il venait voir son père, jardinier à
Mougins (Alpes-Maritimes). Pendant vingt-huit ans,
Abdeslam Raddad a fait le travailleur immigré, onze mois
sur douze, logé dans un foyer Sonacotra pour faire vivre
sa famille au Maroc. Omar est son préféré, «le plus
doux, le plus gentil», avait-t-il dit au procès. A
Beni Oulichek, dans les année 60-70, pas d'eau, ni
d'électricité. Il fallait un garçon avec la mère. Omar,
seul illettré des six enfants, n'a pas protesté, content
d'entretenir le jardin, de vendre des légumes et de
pêcher sur la plage.
Parti avec un visa de touriste, il n'est jamais
revenu. En deux mois, il avait rencontré Latifa et
tondait les gazons des belles villas de Mougins. Epoux,
jardinier et immigré modèle, en règle avec Dieu et la
préfecture. «Un Omar comme il en existe des centaines
sur la côte», avait dit un témoin. Onze ans après,
Omar exhibe des avant-bras scarifiés, souvenir d'une
lame de rasoir en prison, dernier cri de désespoir après
une grève de la faim. Il explique, ses yeux bruns
plantés droit devant, presqu'avec ferveur : «Je ne
suis pas fou, je ne suis pas malade, je suis victime
d'une injustice. C'est pire que tout. Je suis prêt à
mourir pour la vérité.» Ses partisans lui trouvent
du charisme. Me Keita, son avocat : «Omar est une
star. Pour beaucoup, il symbolise l'erreur
judiciaire, sa vie ne lui appartient plus.»
Jean-Marie Rouart a été ensorcelé : «Il a une
véritable intensité spirituelle. Pour moi, c'est une
figure christique, quelqu'un qui vivra l'injustice
jusqu'au bout pour faire paraître la justice.» Cet
académicien mondain, journaliste au Figaro, se
prend depuis cinq ans pour le Zola de l'affaire Raddad.
Sa rencontre avec Omar a changé sa vie, ses derniers
livres sont nés sur le sous-main de cuir marocain offert
par Omar : «J'écris sur l'injustice.» Comme Omar,
il a encadré chez lui une photo prise à
l'Académie-Française. Ce jour de prise d'épée sous la
coupole, ce n'était pas l'homme vert qu'on regardait,
mais Omar. Et cela ne semblait pas lui déplaire.
photo ERIC FRANCESCHI
(1) Pourquoi moi ? (Le Seuil).