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14 juin 2003
Dialogue des civilisations Discours de Dominique de Villepin sur les Islams et les
Occidents, 14 juin 2003
Monsieur le Président, Mesdames et
Messieurs les Sénateurs, Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureux de participer ici au
Sénat à cette journée du livre d'histoire. Heureux de participer avec vous
à cette réflexion sur l'Islam et l'Occident, où l'Europe et la France ont
une responsabilité particulière.
Bien avant les attentats du 11 septembre, la
crainte d'un affrontement entre les civilisations avait envahi le champ de
la pensée. Evidemment, bien des choses séparent les deux mondes, avec d'un
côté un ensemble de populations et de pays partageant une religion souvent
considérée comme indissociable du politique, ayant inégalement accédé aux
richesses des pays industrialisés. Et de l'autre une aire géographique
dont l'unité réside dans une série d'héritages communs, de la Grèce
antique aux Lumières en passant par le christianisme : un pôle se
composant aujourd'hui de démocraties attachées à une certaine idée de la
laïcité.
L'histoire a pu donner le sentiment d'un
antagonisme entre ces deux mondes, avec des confrontations nombreuses, des
invasions arabes aux croisades, de l'expansion ottomane aux colonisations
européennes. Le XXème siècle fut souvent tributaire de tensions et de
conflits entre pays musulmans et nations occidentales, des guerres
d'indépendance à la crise de Suez ou à la révolution iranienne. La
présence, dans un triangle qui va de la Palestine à l'Iran et à l'Arabie,
des lieux saints les plus sacrés de l'islam sunnite et chiite, du judaïsme
et du christianisme, ne fait, aujourd'hui encore, qu'exacerber les
passions.
Depuis quelques années, de nouvelles peurs se
font jour. Tous les peuples sont affectés par la montée des tensions et
l'angoisse d'un avenir qui paraît leur échapper. Mondes musulman et
occidental sont inquiets : sont-ils condamnés demain à s'opposer ou
pourront-ils vivre ensemble ? Notre responsabilité à tous est
immense, en cette période charnière où, d'un côté comme de l'autre,
grandissent les tentations de la fuite en avant. Dans notre monde "
désorienté ", qui a perdu son Orient, il nous faut retrouver le chemin de
l'autre.
*
Face à ces peurs, nous avons un devoir de
vérité. Comme le soulignait Merleau-Ponty, " notre rapport au vrai passe
par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou bien ce n'est pas
au vrai que nous allons. " L'Islam est la religion de plus d'un milliard
d'hommes, qui vivent leur confession dans la paix. Comment Islam et
Occident, loin de s'opposer, peuvent-ils répondre ensemble aux véritables
interrogations que pose notre monde ?
Evitons d'abord les fausses évidences. En
premier lieu, les perspectives géopolitiques inexactes : ni
l'Occident ni l'Islam ne recouvrent des réalités homogènes. Le monde
occidental est divers. La démocratie s'y est parfois imposée
tardivement : pensons à l'Espagne, au Portugal et à la Grèce, qui ne
se sont affranchies du joug de la dictature qu'au milieu des années 1970.
Pensons également aux pays d'Europe centrale, aujourd'hui membres de
l'Union européenne, hier encore opprimés par le système soviétique.
Le monde musulman est lui aussi marqué par la
diversité. Diversité des continents, du Maghreb à l'Afrique
sub-saharienne, du Moyen-Orient à l'Europe orientale ou à l'Asie. Ne
l'oublions pas : l'Islam asiatique est aujourd'hui majoritaire dans
le monde, et l'Indonésie constitue le premier pays musulman par le nombre
de ses habitants. Diversité des peuples, des histoires, des langues et des
cultures. Mais aussi diversité des courants religieux : l'Islam
constitue un arbre à deux branches principales - le sunnisme et le chiisme
- avec une quantité de rameaux, des rites hanafite, malékite, chaféïte ou
hanbalite jusqu'aux nombreuses nuances du chiisme.
Riches de cette diversité, les mondes de
l'Islam et de l'Occident s'entremêlent. Les cinq millions de musulmans de
France nous le montrent : la dimension islamique fait partie
intégrante de l'Europe. Soucieux d'assumer pleinement leur appartenance
nationale et de participer activement à l'avenir de leur pays, les
musulmans européens, authentiques passeurs de culture, représentent une
chance que nos sociétés doivent saisir pour se projeter dans l'avenir.
Songeons aussi aux liens tissés au cours de l'histoire par les peuples
européens, et par notre pays en particulier avec le Liban, la Syrie,
l'Egypte et, bien sûr, le Maghreb ou l'Afrique sub-saharienne.
Oui, l'Europe a vocation à relier entre elles
les civilisations, par son expérience, ses inspirations multiples, sa
géographie. Oui, l'islam a toute sa place dans l'Europe, d'ores et déjà et
davantage encore à l'avenir, pensons à la Turquie ou encore à la Bosnie,
qui a su, dans la pire des épreuves, maintenir vivant son double héritage,
européen et musulman.
Evitons également les fausses perspectives
historiques. L'Islam a engendré tout un éventail de courants intellectuels
et culturels, des plus conservateurs aux plus progressistes, des plus
dogmatiques aux plus ouverts. D'intenses périodes d'échange et de partage
ponctuent l'histoire de nos relations. Notre culture en porte la trace de
Saladin, héros d'œuvres littéraires du Moyen-Age au Bajazet de
Racine ; et si Candide se retire auprès d'un derviche turc, le Sultan
de l'Enlèvement au Sérail de Mozart offre l'archétype du souverain
magnanime.
Evitons enfin les fausses perspectives
politiques. Les crises et les conflits récents ne sont pas des guerres de
religion. Quant au terrorisme d'Al Qaeda, il implique des groupes
fondamentalistes islamistes, dont l'idéologie n'est qu'une forme dévoyée
de l'Islam.
*
Il est temps aujourd'hui de dénouer les fils
de l'histoire. Dès le VIIIè siècle, alors que domine l'Orient arabe, une
civilisation fondée sur le christianisme et la romanité commence à émerger
en Europe de l'Ouest. La fin du XVè siècle marque un renversement
majeur : cette civilisation occidentale prend le relais du monde
oriental. Avec la découverte de l'Amérique et l'expansion espagnole et
portugaise, l'Occident s'étend par-delà l'océan Atlantique, agrandit la
sphère de son influence, tout en s'ouvrant à une nouvelle conscience de
l'autre et de l'ailleurs.
Le mouvement amorcé s'amplifie avec les
conquêtes et les découvertes successives. L'idéologie et les valeurs
occidentales se répandent partout dans le monde, voyageant avec les
missionnaires et les fonctionnaires, les marins et les poètes partis à la
recherche de l'aventure et de la connaissance. Diffusée aux quatre points
de la rose des vents, la pensée occidentale forme un nouveau cadre de
référence, souvent hégémonique.
Ce modèle implose avec les deux guerres
mondiales. L'histoire s'écrit ensuite au rythme de l'affrontement entre
l'Est et l'Ouest. La compétition politique, sociale et économique semble
reléguer à l'arrière-plan toutes les questions culturelles et religieuses.
Mais cette période s'achève à son tour : assistant avec un sentiment
de triomphe à la chute du mur de Berlin, l'Occident prend peu à peu
conscience du profond bouleversement qui s'opère. L'Allemagne se réunifie,
d'anciens ensembles se fissurent sous la pression des identités
culturelles et religieuses, de l'ex-URSS à la Yougoslavie. Les dimensions
spirituelles et culturelles marquent à la fin du siècle dernier leur grand
retour face aux frontières étatiques et aux idéologies des blocs.
*
Pour restaurer la confiance entre les peuples,
il faut aujourd'hui traverser le labyrinthe des blessures et des rancœurs
accumulées par l'histoire. Un écueil majeur doit être évité : celui
de l'ignorance, qui conduit les hommes à prétendre dégager en quelques
mots l'essence d'une religion. Concernant l'Islam, écartons les idées
reçues qui nourrissent l'imaginaire : il ne ferait pas de distinction
entre le temporel et le spirituel ; il serait incompatible avec toute
pensée critique. Evitons de nous livrer au jeu des citations tirées des
livres sacrés de chaque religion : à partir de phrases belliqueuses
puisées dans la Torah, les Evangiles, le Coran, on occulte le message de
paix que transmet toute religion. Aujourd'hui, il y a plus à craindre d'un
choc des ignorances que d'un choc des cultures.
L'ignorance trouve parfois refuge chez les
croyants eux-mêmes. Le littéralisme, qui prône une lecture fixée à jamais
des textes sacrés, contient en germe tous les déchirements et toutes les
guerres. Le risque existe en effet de réduire le croyant à une attitude
figée face aux sources de sa spiritualité : la lettre du texte peut
parfois en obscurcir l'esprit.
La recherche de perfectionnement intérieur,
qui remonte le cours de l'existence humaine vers sa source, ne doit pas
être dévoyée vers un sentiment de supériorité et de méfiance. Que penser
de ceux qui lisent un texte sacré comme on lirait un plan ? De ceux
qui incitent à la haine et à la mort, par-delà tous les enseignements,
tous les héritages, tous les devoirs les plus élémentaires de
l'homme ?
L'Islam, entend-on parfois, se prêterait
davantage que d'autres religions à une lecture dogmatique des textes.
C'est oublier que la tradition de l'ijtihad, effort personnel
d'interprétation dans le domaine de la loi, est aussi ancienne que le
Coran. C'est oublier également que les dérives littéralistes ont touché et
touchent encore toutes les pratiques religieuses, y compris le
christianisme : n'oublions pas que la Réforme est en partie née d'un
combat pour le droit d'interprétation des textes.
Pour le mystique Ibn Arabî, chaque croyance
est un miroir d'un Dieu invisible et unique. Selon ce grand théologien du
Moyen ge, si Dieu est unique, en revanche le " Dieu des croyances " est
aussi divers que le monde des hommes : toutes les religions du livre
méritent dès lors le même respect. Cette lecture du Coran ouvre sur un
principe de tolérance et d'ouverture nourrissant la quête d'un mystère
qu'il nous appartient de vivre ensemble. Mystère de Dieu et ignorance des
hommes, que l'Emir Abd-El-Kader a magnifiquement évoqués en
écrivant : " Si tu penses et crois ce que croient les diverses
communautés - musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens, polythéistes et
autres - sache que Dieu est cela et qu'il est autre que cela. "
Le principe de séparation du religieux et du
politique figure au cœur des réflexions de l'Egyptien Ali Abderraziq au
début du XXè siècle. Aujourd'hui, cette nécessité de faire progresser les
interprétations religieuses, sans en dévoyer les fondements, et de les
adapter à un monde en permanente évolution, est reprise par de nombreux
penseurs, de Mohammed Talbi à Burhan Ghalioun ou à Yadh Ben Achour.
L'existence de ce débat au cœur du monde musulman témoigne d'une qualité
de dialogue très éloignée de la caricature trop souvent faite de l'Islam.
Mondes musulman et occidental, perméables l'un
à l'autre depuis toujours, n'ont jamais été séparés par aucune barrière
infranchissable. Neuf ans seulement après la prise de Constantinople, en
1462, le sultan ottoman Mehmet II, en route pour Lesbos, et passant à
proximité du site de Troie, s'écriait : " C'est à moi que Dieu
réservait de venger cette cité et ses habitants ". Réflexion qui témoigne
de l'importance du mythe homérique dans le monde oriental et montre que
l'Islam participe depuis toujours au grand dialogue entre les cultures.
Si nous voulons renouveler ce dialogue, nous
devons être capables de nous interroger sur nous-mêmes et de nous mettre à
la place de l'autre. Rappelons-nous avec Montesquieu et ses Lettres
Persanes que nous sommes aveugles sur notre propre société tant que nous
ne nous enrichissons pas d'un autre regard.
*
Face aux tensions du monde, les peuples sont
aujourd'hui confrontés avec une violence particulière à la question de
leur identité. Le monde musulman doit faire face à de nombreux défis.
D'abord, celui du développement économique et
social. Seuls 0,5% des investissements internationaux sont dirigés
aujourd'hui vers le monde arabe. L'urbanisation rapide, l'absence de
classes moyennes fortes, les inégalités, notamment devant l'éducation,
nourrissent le rejet d'un système économique qui paraît profiter pour
l'essentiel à d'autres régions du monde.
Ensuite, il y a les problèmes d'ordre
politique : les hésitations de la marche vers la démocratie, les
sentiments de mauvaise gouvernance et les difficultés de la lutte contre
la corruption nourrissent les frustrations. Nous connaissons les
dysfonctionnements qui affectent certains pays du monde musulman comme
d'autres régions du monde. Ces dérives doivent nous encourager chaque jour
à exiger sans concession les changements nécessaires, aussi bien dans le
cadre bilatéral que multilatéral.
Enfin, il faut prendre en compte le sentiment
d'une domination culturelle exercée par le monde occidental à travers
l'essor de la mondialisation. L'Occident ne donne-t-il pas souvent
l'impression de vouloir imposer partout un mode de vie unique, mettant les
cultures et les identités en péril ?
Ce risque est sans doute inhérent à toute
relation entre deux mondes. Dans son récit des événements de l'an 1213 de
l'Hégire, l'historien égyptien Al-Gabarti écrivait : " Ainsi, cette
année atteignit son terme. De tous les événements sans précédent qu'elle
avait comptés, le plus sinistre fut la cessation des pèlerinages de
l'Egypte ". Or, cette année, c'était 1798, celle où Bonaparte entrait en
Egypte ! Racontée par Arnold Toynbee, cette étonnante lecture de
l'histoire montre que le cœur d'une civilisation ne saurait se réduire à
la technique, mais doit donner toute sa place à la vie culturelle et
spirituelle. Al-Gabarti relate par ailleurs la présence des Français en
Egypte, mais sensible aux mouvements profonds de l'histoire, il se montre
inquiet avant tout de l'interruption d'un pèlerinage qui relie le croyant
à l'Islam et à ses semblables.
C'est autour de cet enjeu de l'identité que
s'affirme la résistance du monde musulman : veillons à ne pas créer
une véritable ligne de fracture, à ne pas donner le sentiment que
modernité et religion s'opposeraient. En campant sur une supériorité
technologique, l'Occident risquerait à la fois de susciter de nouvelles
formes d'opposition et d'obscurcir le vrai visage de la modernité, qui
s'exprime à travers l'éducation, le progrès, la tolérance et l'ouverture.
Chateaubriand écrivait déjà : " Il est temps que l'homme européen
s'efface pour qu'on découvre une autre planète ". Dans un monde où
l'identité fournit la clé des rapports entre les peuples, veillons, sans
que la modernité ne s'efface, à ce qu'elle n'apparaisse pas comme rivale
des traditions et des religions.
*
Nous devons être d'autant plus vigilants que
face au risque de crispation des sociétés, le fondamentalisme se veut un
remède séduisant. Il n'est pas propre à l'islam, et constitue la forme
extrême d'un repli identitaire, sa cristallisation exacerbée. Aujourd'hui,
ni l'islam ni le christianisme ne sont des religions violentes :
partout le fanatique peut trouver dans la religion prétexte à la dérive de
l'intolérance.
A la source des mouvements terroristes,
certains développements récents doivent être mis en valeur. La libération
de l'Afghanistan par les combattants musulmans face à l'URSS d'hier a
ouvert la voie aux revendications intégristes qui ont su ensuite
exploiter, après la première guerre du Golfe, la présence militaire
occidentale en Arabie Saoudite et se transformer en opposition au régime
saoudien et à ses appuis occidentaux. Les premières traductions violentes
en furent rapides, avec les attentats anti-américains de 1995 et 1996 à
Riyad et Al-Khobar.
Ces mouvements terroristes sont évidemment,
d'où qu'ils viennent, inexcusables. Il ne saurait y avoir de bons et de
mauvais terroristes. Ils font planer sur le monde occidental, mais aussi
sur le monde musulman, la menace de la pire barbarie. Prenons garde,
cependant. Tout ce qui attise le sentiment d'humiliation facilite la
propagande fondamentaliste. Avec l'image souvent répandue d'un islam des
banlieues, ne cédons pas à l'épouvantail des " classes dangereuses " du
XIXè siècle. Nous ne ferions qu'attiser, à travers le rejet de l'autre, le
réveil d'identités blessées au sein de nos propres sociétés. Est-ce un
hasard si les principaux acteurs d'Al Qaeda ont tous été élevés dans un
milieu occidental ? La Suède pour Ben Laden, le Royaume-Uni pour Omar
Sheikh, le ravisseur de Daniel Pearl. Veillons à ce qu'une rencontre ratée
entre deux mondes n'enfante pas d'autres individus déterminés à la
violence la plus radicale.
Aujourd'hui, face aux difficultés sociales qui
se manifestent au sein du monde musulman, les intégristes se font fort de
proposer un mode alternatif : l'éducation religieuse stricte des
madrasas au lieu des écoles laïques, des prêts de confiance au lieu des
banques, la charité religieuse au lieu de l'Etat providence. Cette
propagande se nourrit également de deux facteurs géopolitiques :
Les conflits
régionaux, d'abord, qui créent des zones de désordre et de non-droit
favorables au recrutement et à l'entraînement des terroristes, à l'image
de l'Afghanistan d'hier. Ces crises gangrènent le monde. Le conflit
israélo-palestinien déchire des peuples qui ont tous deux vocations à
vivre dans la dignité et la sécurité. Israéliens et Palestiniens, juifs,
musulmans et chrétiens doivent trouver la voie de la réconciliation. Face
à la nouvelle surenchère de violence qui gagne cette région, la communauté
internationale doit être plus unie et déterminée que jamais. Il faut
arrêter l'engrenage qui risque de broyer l'espoir né de l'adoption de " la
feuille de route " par toutes les parties. Nous ne saurions nous résigner
mais nous savons aussi que ce conflit ne pourra être résolu que dans le
respect du droit et de la justice : seul un engagement de la
communauté internationale aux côtés des parties pourra conférer la
légitimité indispensable à toute solution durable.
Les
confrontations ouvertes avec le monde occidental constituent l'autre grand
risque. Dans la crise irakienne, les positions prises par la France,
l'Allemagne et la Russie ont bien montré que le conflit ne pouvait se
réduire à un affrontement entre deux blocs - islam et occident.
Aujourd'hui, nous devons suivre avec une attention particulière la
situation de l'Iraq, dont la population aspire à retrouver son entière
souveraineté. Et le devoir de la communauté internationale est bien de
favoriser l'émergence d'un Iraq libre, indépendant et démocratique,
capable de contribuer à stabiliser la région.
Toute tentative de règlement des crises par
les seules approches sécuritaire ou militaire ne peut manquer d'entraîner
des résistances asymétriques, amplifiées par l'accélération des
changements du monde et la multiplication des tensions. Aujourd'hui, c'est
donc un autre chemin qu'il nous faut tracer ensemble. Nous ne pouvons
laisser le désordre gagner encore du terrain dans un monde chaque jour
plus instable.
*
Comment sortir de cette impasse ? Comment
stabiliser le monde aujourd'hui livré au doute et à la peur ?
Aujourd'hui, nous sommes placés devant des réalités abruptes et qui
s'imposent à chacun.
D'abord, constatons qu'il n'y a pas de
solution magique, pas plus qu'il n'y a de fatalité qui nous réduirait soit
à l'action unilatérale soit à l'impuissance. Toute action, pour être
efficace, suppose l'unité de la communauté internationale ; celle-là
même qui nous a poussés à voter à l'unanimité la résolution 1441 pour
faire face au risque de prolifération en Iraq ; celle-là même qui
nous a conduits à voter à l'unanimité la résolution 1483 pour engager la
reconstruction de ce pays. Aujourd'hui, la communauté internationale est
prête à se mobiliser, davantage peut-être qu'elle ne l'a jamais été. Il y
a là un atout dont il faut savoir tirer parti.
Ensuite, toute action doit maîtriser la
complexité du monde, avec un triple objectif : la liberté, bien sûr,
que seule la démocratie peut incarner. Le développement, également :
il n'y aura pas de paix durable sans une prospérité plus équitablement
répartie. Reste le respect des identités, qui doit reposer sur l'échange
et le dialogue entre les cultures. A omettre l'un de ces trois objectifs,
l'Occident ne ferait que creuser la méfiance ou le doute du monde musulman
et des autres composantes de la communauté internationale. Il conforterait
les thèses de ceux qui, partout, tentent d'imposer la violence aveugle.
Enfin, prenons la mesure de l'urgence et
faisons le choix du mouvement contre le statu quo, en rénovant le système
international pour placer les principes de respect et de dialogue au cœur
des relations internationales. Ce choix suppose l'affirmation d'un ordre
multilatéral.
Nous sommes prêts à nous engager dans la voie
d'une réforme en profondeur des Nations Unies, qui doivent mieux canaliser
les volontés. Inventons des outils qui nous permettent d'agir :
pourquoi par exemple ne pas mettre en place un corps de désarmement et un
corps des droits de l'homme ? Un système international rénové passe
probablement par un conseil de sécurité plus représentatif, des principes
d'actions plus volontaristes, des moyens d'intervention plus nombreux. Le
choix du multilatéral doit être en effet celui de la responsabilité et de
l'efficacité.
Au sein d'une nouvelle architecture
internationale, les ensembles régionaux ont aujourd'hui une responsabilité
essentielle pour lutter contre les tensions identitaires. L'Europe en
fournit un exemple original, et ouvre un espoir nouveau. D'abord, parce
qu'elle peut conférer une stabilité accrue tout autour du Mare Nostrum.
C'est l'objectif du dialogue euroméditerranéen, qui prend en compte les
trois aspects essentiels d'un partenariat réaliste : politique,
économique et culturel. Ensuite, parce que les débats actuels sur
l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne fournissent le cadre d'une
réflexion jamais encore menée auparavant : quelle est la réalité de
l'Islam ? Quelle doit être le rapport de l'Europe au religieux, et en
particulier au monde musulman ? Il y a urgence, aujourd'hui, à donner
des réponses novatrices et tournées vers l'avenir. Voilà aujourd'hui un
grand défi qui s'adresse à chacun d'entre nous.
*
Mesdames, Messieurs,
Pouvons-nous parler de l'Islam et de
l'Occident sans donner au judaïsme toute la place qui lui revient ?
J'emprunterai donc une réflexion à Martin Buber, l'un des plus grands
philosophes juifs de la modernité. Il souligne à quel point ceux qui
vivent côte à côte doivent apprendre à vivre ensemble, faute de quoi ils
finissent inexorablement par s'opposer, et plonger dans le monde de la
guerre. Il nous revient de lutter contre ce vertige, et de nouer
patiemment tous les fils d'un dialogue animé par le respect et la
curiosité de l'autre.
Nous avons tous nos références, nos cités
idéales et nos âges d'or. Nos révolutions et nos peurs, nos conquêtes
éperdues et nos espoirs enfouis. Le temps est venu aujourd'hui, dans un
monde héritier de formes anciennes et nouveau par les proximités qu'il
instaure, d'enrichir nos consciences du regard de l'autre.
Au cœur de ce débat, la France et l'Europe ont
une vocation particulière. Par leur géographie, tournée vers toutes les
régions et tous les peuples. Par leur culture, fécondée par des siècles
d'échanges et de découvertes. Par leur histoire, riche de gloires et
d'apprentissages parfois tragiques, des guerres de religion aux conflits
du XXè siècle. Mais aussi par leur formidable volonté, issue des Lumières,
de partager avec les autres leurs grands idéaux.
Oui, la France a fait un choix, auquel elle
entend rester fidèle. Face aux divisions et aux incertitudes, elle refuse
résolument la confrontation entre les civilisations et veut saisir la
chance d'un monde qui ne cède pas plus au piège de la puissance qu'à celui
de l'immobilisme. Et l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes, c'est
bien celle d'un Occident à plusieurs voix, celle de la diversité, du
débat, de la démocratie. A nous de faire vivre ensemble cette exigence
ancrée au cœur de notre histoire, pour construire un monde plus sûr et
plus juste.
Je vous remercie.
Page d'origine :
www.reseauvoltaire.net/article9858.html
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