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Piscines pour dames
LE MONDE | 23.09.03 | 13h18
A Strasbourg, Lille et Sarcelles, juives et musulmanes ont obtenu des créneaux horaires pour se baigner loin du regard des hommes. L'idée fait des émules, pas forcément pour raisons religieuses.

Il y a quelque chose d'inhabituel. Mais quoi ? Est-ce la piscine elle-même, avec ses vieilles cabines en bois, son bassin blanc et ses hauts murs en voûtes d'où tombe une lumière froide ? Les Bains municipaux de Strasbourg, construits entre 1904 et 1908 par l'architecte Fritz Beblo, ont été "traités à l'image des palaces de plage des mers du Nord", note Denis Durand de Bousingen (Strasbourg architecture 1871-1918, Le Verger, 1991). Certes. La piscine du boulevard de la Victoire, classée aux Monuments historiques, est sans doute une des plus belles d'Europe. Mais ce n'est pas ça. Non. Il faut quelques minutes pour comprendre. Pour entendre, plutôt. Pas de voix qui se heurtent, pas de "splash" brutal, pas de cris : l'extraordinaire vient du bruit ou, plus exactement, de la quasi-absence de bruit. C'est d'abord à l'oreille qu'on reconnaît une piscine pour dames.

"Moi, j'aime pas être mélangée, explique une solide brunette, en maillot noir une pièce, les cheveux retenus par une barrette. Entre femmes, on est plus à l'aise. On n'a pas besoin de faire toujours attention. Si le maillot est trop haut ou qu'on a une bretelle qui glisse, on s'en fiche !" Accrochée à la barre, de l'eau jusqu'au menton, elle "fait du pédalo" pour se dérouiller les jambes.

Elle ne peut guère faire plus : elle ne sait pas nager. Native d'Algérie, cette mère de famille musulmane ("Je fais mes cinq prières") souligne pourtant que ce n'est "pas tellement à cause de la religion" qu'elle est là. "En Algérie, il y a le choix. Soit on va à la piscine mixte, soit à la pas mixte. Par exemple, si le mari ne veut pas que sa femme soit en maillot devant les autres hommes, au moins, la pauvre, elle n'est pas privée. Elle peut aller à la piscine avec les femmes", assure-t-elle avec aplomb. Serait-ce donc son mari qui l'oblige, à Strasbourg aussi, à ne fréquenter que la piscine pour femmes du lundi ? "Ah, non ! c'est moi. En France, ce n'est pas comme en Algérie. Ici, les maris ne sont pas pareils !", lance-t-elle, le sourire malin. Ses filles, deux adolescentes, écoutent leur mère d'un air las. "Tiens maman, essaie de nager avec ça", dit l'une, en lui tendant une planche en mousse. "Tu veux me noyer ou quoi ?", proteste la mère. Toutes trois éclatent de rire. Arrivant à leur hauteur, une grosse fille aux cheveux nattés, une ceinture de pains flottants attachée autour du ventre, rit avec elles.

Plus loin, au pied des escaliers qui descendent dans l'eau, une vieille dame aux cheveux blancs, au corps très long et maigre, fait des mouvements d'assouplissement. Une de ses jambes est posée, bien droite, sur une marche de l'escalier. Personne ne la dérange. Elle se courbe lentement, tête tendue vers le genou. Elle sent qu'on la regarde.

"Cela fait du bien, vous savez !", murmure-t-elle, l'œil joyeux. A l'autre bout du bassin, côté nageurs, Marcelline se repose, une main agrippée à la barre qui court le long de la piscine. Elle aussi a l'air détendu. Yeux bleus, un trait de rose sur les lèvres, elle ne perd pas son élégance, en dépit de ses 70 ans passés. "Je nage depuis que je suis toute petite", dit-elle avec orgueil. Si elle vient le lundi, c'est d'abord, explique-t-elle, "à cause de la température", voisine des 29 °C. Les femmes enceintes - et il peut s'en trouver, bien évidemment, parmi les nageuses du lundi - ont droit à une eau légèrement plus chaude que celle des baigneurs ordinaires. Pour Marcelline, c'est pain bénit. "Moi aussi, je suis frileuse", intervient une jeune femme qui a entendu la conversation. "Même 29 degrés, pour moi qui viens du Maroc, ça ne fait pas beaucoup... Si j'amène le petit, vous ne croyez pas qu'il aura froid ?" Marcelline répond par une moue prudente.

Il y a celles qui barbotent et qui papotent et les autres, les sportives, qui additionnent les longueurs de bassin sans s'arrêter.

Une lueur d'admiration mêlée d'envie au fond des yeux, Gazal, Eren et Fatma (ce sont les prénoms qu'elles se donnent) regardent l'une des supernageuses fendre l'eau d'un crawl rapide et régulier. La crawleuse a des cheveux blonds, coupés courts, et porte des lunettes de natation. Gazal soupire puis se remet à l'exercice : les mains accrochées à la planche, elle essaye d'avancer en battant des jambes et des pieds. "Je n'y arrive pas, j'ai les genoux qui s'enfoncent !", s'esclaffe-t-elle. Ses copines rient comme des folles. On leur donnerait 25 ans au maximum, à les voir chahuter comme ça. Chacune a pourtant dépassé la trentaine et est mère de deux ou trois enfants. "C'est la première fois de ma vie que je viens à la piscine", avoue Eren. Toutes trois ont grandi à Strasbourg, mais elles retournent "chaque été" en vacances dans leur Turquie natale. "La piscine, quand c'est mixte, on n'a pas le droit d'y aller : la religion l'interdit, explique Gazal. Si je mets le foulard dans la rue, ce n'est pas pour l'enlever devant les hommes à la piscine !" Quand elle était gamine, Gazal est allée à l'école, mais elle n'a pas suivi les cours de natation dispensés au collège : "Dès qu'on a ses règles, c'est fini, il faut se voiler. Du coup, je n'ai pas pu apprendre à nager. Mais je voudrais que mes enfants s'y mettent. Que ma fille, elle, sache nager."

Assise sur une chaise au bord du bassin, la maître nageur confirme : "Les jours où il y a du monde, vous avez les israélites d'un côté, les musulmanes de l'autre. Les premières savent généralement bien nager. Les secondes, pas du tout." Les frontières ne sont sans doute pas aussi nettes. Ce lundi de septembre, en tout cas, l'une des nageuses se remarque de loin, à cause de son bonnet de bain noir, volumineux, semblable à un turban. Elle nage la brasse, tranquillement. Juive ou musulmane ? Cette question, comme celle de la bretelle qui glisse, tout le monde "s'en fiche". Les seules baigneuses qu'on retrouvera voilées à la sortie de la piscine, ce sont les trois jeunes amies turques. Toutes les autres, "bonnes nageuses" comprises, quitteront les Bains municipaux tête nue.

A l'évidence, le respect des contraintes religieuses ou de la "tradition"varie en fonction des personnes et des villes - selon que l'on soit à Strasbourg, à Sarcelles ou à Lille...

C'est à l'initiative d'une association religieuse juive, en 1996, que le créneau horaire féminin du lundi strasbourgeois a été choisi : "La municipalité -alors dirigée par Catherine Trautmann- a donné son accord. Mais à la condition expresse que ce créneau ne soit pas réservé à une communauté particulière. Depuis, toutes les femmes qui veulent se baigner à l'écart des yeux masculins peuvent le faire", ont récemment rappeléLes Dernières Nouvelles d'Alsace. Cette même année 1996, il y a sept ans, la piscine de Mons-en-Barœul, dans les faubourgs de Lille, acceptait, elle aussi, que soient organisées, sous la responsabilité d'une association locale, des séances de gym aquatique et autres cours de natation réservés aux femmes. "Quand on a démarré, personne n'a rien dit. Pourquoi, aujourd'hui, nous montre-t-on du doigt ? Parce que je porte un nom musulman ? Nous sommes une association laïque ! s'exclame le président de l'Association culturelle et éducative de Mons (ACEM), Abdesslam Azrou. Et la formule a toujours bien marché : parmi les femmes qui viennent, il y a de tout - des jeunes, des vieilles, des voilées, des pas voilées, des Françaises de souche, des musulmanes. Il nous est souvent arrivé de refuser du monde...", ajoute ce dynamique Lillois, qui avoue "en avoir un peu marre, parfois", de ces accusations "malsaines". A l'en croire, "on a tout mélangé : le foulard, la piscine, l'école musulmane, les islamistes...".

Cet automne, pour la première fois, la piscine pour dames de Mons-en-Barœul n'a pas rouvert ses portes. Officiellement, à cause des "difficultés"que rencontre l'ACEM "à trouver des femmes maîtres nageurs"...

Chantal est une belle blonde aux yeux bleu clair, le sourire doux. Comme plusieurs autres femmes de cette banlieue lyonnaise qui ont accepté de nous recevoir à condition que les lieux ne soient pas nommés, Chantal rêve d'une piscine pour dames. Pourquoi ? "Parce que je suis grosse", répond-elle simplement. Agée de 37 ans, assistante maternelle, Chantal est venue avec une poussette et l'un des petits dont elle a la garde. D'ailleurs, la piscine municipale, quand elle y va, "c'est seulement à cause des enfants". Les moqueries, les "regards", ça fait longtemps qu'elle les subit. "Un jour, je suis allée à la piscine avec un copain. Un type a lancé : "Tiens, regarde l'obèse !" Le copain, il a eu honte. On ne s'est plus revus. Entre femmes, il n'y a pas ces problèmes."

Quand elle a entendu parler de ce projet dans sa cité, elle a signé. Le projet, à vrai dire, n'en est qu'à ses balbutiements. Mais les signatures sont là : 100 à 150 femmes, avec nom et adresse. Elles demandent un créneau horaire pour elles, à la piscine municipale. "C'est les reportages à la télé sur Lille-Sud qui ont fait déclic. Elles se sont dit : pourquoi pas nous ?", estime Aïcha, médiatrice de quartier.

L'accord donné en 2000 par Pierre Mauroy, alors maire de Lille, puis reconduit par Martine Aubry, pour qu'un créneau horaire soit réservé aux femmes, là encore sous la responsabilité d'une association locale, a été diversement accueilli par la classe politique.

Dans les cités populaires, en revanche, l'"exemple"de Lille-Sud a suscité d'immédiates vocations. "Dans les quartiers, les mères de famille et les filles de quinze ans n'ont aucune place à elles dans l'espace public. La piscine pour les femmes, c'est un moyen de corriger les carences de la mixité, souligne l'un des membres de l'association lilloise Lazare-et-Garreau. Les cafés où il n'y a que des hommes, personne ne s'en offusque. Quand un groupe de garçons joue au foot, dans un stade, ça forme un espace masculin, mais, là non plus, personne n'est choqué. Bien sûr, officiellement, une fille peut jouer au foot avec les garçons. Mais essayez pour voir : soit la fille, au bout d'un moment, elle s'en va ; soit elle se met à ressembler à un garçon. Les lieux mixtes, bien souvent, sont dominés par le masculin. Les femmes aussi ont besoin d'espace. A Lille-Sud, le vendredi soir, on refuse du monde !"

Dans la banlieue lyonnaise, le projet avance à petits pas. Les femmes craignent de ne pas aboutir. Il faut trouver les mots. Elles n'ont pas l'habitude. "Depuis qu'elles sont adolescentes, mes filles ne vont plus à la piscine municipale. A cause des gars du quartier. Elles ont besoin d'avoir leur intimité. Comme nous, d'ailleurs...", explique Aïcha.

Intimité ? "Notre idée, ce n'est pas d'avoir une piscine pour les musulmanes, mais pour toutes les femmes du quartier. C'est une question de genre, pas de religion", insiste Selma, 29 ans, mère de trois enfants, dont le foulard blanc encadre strictement le visage. Elle aussi répète ce sentiment de "gêne" à l'idée d'être "en maillot devant des hommes". Mais pourquoi, alors qu'elle vit depuis huit ans dans cette cité, désire-t-elle aujourd'hui brusquement profiter de la piscine ? Aucune femme de sa famille n'y est jamais allée. "Ma mère, elle est au bled. Sa piscine à elle, c'est une bassine en plastique. Là-bas, il n'y a rien. Alors qu'ici, en France, on regorge de tout : on a des droits, de la liberté, des moyens. Au nom de quoi devrais-je en être privée ?"

Des trois piscines pour dames en activité, la plus ancienne est celle de Sarcelles, au nord de Paris. Chaque dimanche, depuis huit ans, les fidèles d'une association juive dans la mouvance des Loubavitchs disposent d'un créneau horaire pour utiliser la piscine. "Si vous n'êtes pas juive, je ne pense pas que vous puissiez y aller", lâche un membre du personnel du centre nautique Nelson-Mandela. Comme chez les musulmanes rigoristes, les juives loubavitchs "n'ont pas le droit de se montrer déshabillées devant les hommes, hormis leur mari", ajoute l'employé. Le maire de Sarcelles, François Pupponi, parfois accusé de faire de la discrimination religieuse, se défend : "Toutes les mairies de France prêtent ou louent des salles municipales. C'est fréquent, par exemple, au moment de la fête musulmane de l'Aïd, durant laquelle, chacun le sait, femmes et hommes sont séparés. Si une association musulmane veut louer un créneau horaire privé pour utiliser la piscine, je ne verrai pas de raison de le leur refuser !", conclut l'édile. Chiche ? Dans la banlieue lyonnaise, les pétitionnaires s'impatientent. "Si Dieu le veut, on aura la prochaine !", s'écrie Selma. "Inch Allah !", murmure, gentiment ironique, une "de souche".

Catherine Simon

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.09.03

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