Une évocation de la figure du poète et
dirigeant communiste algérien mort en 1991, selon qui la
recherche de la beauté est un " objectif révolutionnaire
".
Lettres à Lucette. 1965-1966 - Bachir Hadj
Ali, préface de Naget Khadda. 404 p. Ed. RSM - Alger
2002
Soleils sonores - Bachir Hadj Ali (Alger
1985)
L'Arbitraire suivi de Chants pour les
nuits de septembre - Bachir Hadj Ali
Ed. Dar El Ijtihad. 1991 (*)
Lorsque je rencontrai pour la première
fois Bachir Hadj Ali, ce fut à Alger au début des années
quatre-vingt au travers de ses Chants pour le onze
décembre, recueil de poèmes publiés en 1963 par la
Nouvelle Critique, que m'avait offert un ami, avec les "
Robaïat " -les quatrains, du Persan Omar Khayyâm - et
Algérie, capitale d'Alger d'Anna Gréki.
À ce moment-là, Bachir Hadj Ali était un
nom que l'on taisait ou que l'on murmurait entre frères
de combat et d'espérance. Secrétaire général du Parti
communiste algérien, puis fondateur du Parti de
l'avant-garde socialiste (PAGS), ce passionné de poésie
et de musique avait été arrêté lors du coup d'État de
Boumediene en 1965, affreusement torturé, emprisonné
puis assigné à résidence jusqu'en 1974. Il était
toujours officiellement interdit d'activités politiques.
Plus tard, au hasard d'un petite librairie du centre
d'Alger, je découvris Soleils sonores qui venait d'être
édité avec les illustrations du peintre Mohamed
Khadda :
" Refuser tout critère normatif
ordonner le monde librement selon ses
différences
ouvrir largement le champ de l'imaginaire
aux saisons
à l'abstraction
à l'azur
pour que la femme et l'homme épousent une
autre vision
du monde
pour que fusent de nouvelles formes
pour que reflue l'angoisse. "
En 1991 - année de la mort de Bachir Hadj
Ali - paraissait enfin sur sa terre natale l'Arbitraire,
récit dramatique des tortures subies en 1965,
hélas ! annonciatrices de celles qui frappèrent une
génération plus tard - à l'automne 1988 -, les
Algériens en révolte contre le système à bout de souffle
du parti unique.
" Je jure sur les âmes mortes après la
trahison
Je jure sur le verbe sale des bourreaux
bien élevés
Je jure sur le dégoût des lâchetés
petites bourgeoises
Je jure sur l'angoisse démultipliée des
épouses
Que nous bannirons la torture
Et que les tortionnaires ne seront pas
torturés ",
proclamait-il dans les poèmes qui étaient
joints.
Et puis, ces derniers vers du poème Tenir
dédié à Safia
" (..) Tenir, tenir pour revoir tes yeux
verts
Y dissoudre le voile noir des veuves au
sein tari
Tenir
Tenir jusque-là et s'il le faut mourir ."
Safia - c'est son épouse Lucette qui, avec
beaucoup de pudeur, nous dévoile les lettres que lui a
adressées en 1965 et 1966 Bachir, alors emprisonné à
Lambèse, Annaba et Dréan.
" Tout ce qu'il écrivait, dessinait,
confectionnait pour se rapprocher d'elle était impulsé
par une radicale aspiration à un monde plus généreux,
plus intelligent, plus cultivé, plus pacifique, plus
sensible à la souffrance, à la beauté et à l'amour ",
souligne dans sa très belle préface leur amie Naget
Khadda évoquant " ce couple exceptionnel et pourtant si
simplement humain " fondé à égalité sur " un engagement
librement consenti, constamment renouvelé dans le geste
commun d'adhésion au même idéal ".
Marqués par le poids d'un quotidien
mesquin et forcément limité, ces lettres soumises à la
censure sont en même temps traversées d'un amour
cristallin, attentif et puissant jusqu'à tout envahir
pour Lucette, pour ses camarades emprisonnés :
William Sportisse, Hocine Zaouane, Mohamed Harbi, et
pour son peuple, omniprésent, au travers de réflexions
sur la musique, le folklore ou tout simplement la
nourriture. Cet amour de l'Algérie, de ses hommes et de
ses paysages, de ses fleuves et de ses parfums est
d'autant plus fort qu'il s'appuie sur une ouverture au
monde et une soif de découvertes - à partager - jamais
achevées.
Il y a, si étroitement liée à l'histoire
et à la culture du Maghreb, l'Andalousie, où il
programme d'aller avec Lucette dès sa libération et qui
est au cour des recherches de l'historien Lévy-Provençal
et des poèmes somptueux du Fou d'Elsa d'Aragon, deux
ouvrages qu'il souhaite recevoir dès sa première lettre
de Lambèse.
La poésie, les poètes, le Français Paul
Eluard, le Turc si proche Nazim Hikmet dont le nom
revient à plusieurs reprises, mais aussi l'Indien
Rabindranath Tagore, et la musique, le malouf qu'il
entend sur la radio tunisienne comme les grands
classiques européens, Beethoven, Mozart captés à partir
de la Suisse et de l'Allemagne vont transformer les
épreuves si longtemps endurées par cet amoureux fou de
sa femme et de la vie confondus en un extraordinaire
cantique à ses frères humains.
D'eux, Bachir Hadj Ali prend le
meilleur : la mélopée du premier appel à la prière
du muezzin comme les chants grégoriens de l'abbaye de
Solesmes, El Anka comme Gershwin et Carlos Montoya.
Miné par l'ulcère, souffrant de la jambe
gauche atteinte d'ostéomyélite dans sa jeunesse, isolé,
coupé pendant des mois de celle qu'il aime et de sa
famille, Bachir Hadj Ali rejoint par la musique tous ses
frères de douleur : " Je mets la prière pour les
morts d'Auschwitz. Quelle belle musique ! Quel
chant poignant ! C'est de la musique orientale,
sour de la nôtre. Dommage que je ne comprenne pas les
paroles ", écrit-il le 6 février 1966. Deux jours plus
tard, il conseille à Lucette : " Écoute donc ces
chours quand tu le pourras (...) Tu éprouveras comme moi
une sensation de calme, de repos et de plénitude ".
Au fil de ces lettres pleines de musique,
de poésie portées par un immense élan libérateur, une
approche d'avant-garde de grandes questions. Ainsi,
relève t-il avec lucidité, dans un long commentaire sur
un livre de l'économiste J. Baby : " (...) il a
raison de dire que cette libération prend la même
importance que la libération des travailleurs dans le
système capitaliste. "
Il est impossible ici de livrer toute la
richesse toujours actuelle de ces lettres. S'il n'en
fallait en retenir qu'une, sans doute serait-ce cet
extrait qui constitue une magnifique profession de foi
pour ceux qui veulent changer le monde : " La
beauté est un objectif vers lequel les hommes, depuis
qu'ils existent, ont tendu. En ce sens, la recherche de
la beauté est liée en permanence à l'effort pour la
libération des hommes de toutes les exploitations, de
toutes les mutilations. Ainsi, la beauté est un objectif
révolutionnaire. " Lisons donc ces lettres à Lucette.
Comme on va à une source jamais tarie d'amour, de
beauté, d'espoir " à faire pleurer de rage ".
Paul Euzière
président de Festival TransMéditerranée
(*) Les ouvrages peuvent être commandés à
Festival TransMéditerranée (5, place de la Poissonnerie,
06131 Grasse. ftmed@wanadoo. fr)