Portraits


TRAIT POUR TRAIT Laurent Murawiec, analyste politique aux Etats-Unis, publie un pamphlet contre l'Arabie saoudite

A vingt ans, Murawiec croyait à la plage sous les pavés et aux lendemains qui chantent. A 40, il a foi en l'Amérique libérale, puissante et sans complexe.
(Photo AFP.)
Laurent Murawiec
Le faucon français

Hervé Bentégeat
[27 octobre 2003]

Laurent Murawiec est un passionné, un fonceur, un bagarreur. Un fanatique, même, diront certains. Quand il embrasse une cause, c'est à fond. A 20 ans, il croyait à la plage sous les pavés et aux lendemains qui chantent. A 40, il s'est trouvé un nouveau Dieu : l'Amérique libérale, puissante et sans complexe. Comme dit un autre apostat – Denis Kessler –, il avait du coeur, il s'est mis à avoir de la tête. Et aujourd'hui, à cette Amérique-là, il y croit de la même façon que Clemenceau croyait à la Révolution : en bloc. Sabre au clair.

Cela lui a d'ailleurs valu quelques ennuis qu'il narre par le menu dans son dernier livre. Analyste politique à la Rand Corporation, le «think tank» le plus fameux de la côte Est, qui livre au Pentagone des solutions clés en mains pour remodeler le monde, Murawiec est l'un de ceux qui inspirent la politique extérieure de l'administration Bush. En tout cas jusqu'au 10 juillet 2002. Ce jour-là, le «Frenchie» qui a su se faire admettre dans le temple de la pensée stratégique expose tranquillement devant le Defense Policy Board (le conseil consultatif de la Défense américaine) ses vues sur l'Arabie saoudite. Et il n'y va pas par quatre chemins : le royaume des Saoud est non seulement un pays arriéré, mis en coupe réglée par un clan familial assoiffé de pouvoir et de richesses, mais aussi l'inspirateur, le coeur, l'argentier du terrorisme international. Il en tire une conclusion toute simple : l'Amérique doit rompre avec sa politique traditionnelle de soutien à un régime corrompu et malfaisant, et mettre en place, par le recours aux armes s'il le faut, un nouveau système politique dans cette partie du monde que les hasards de la géologie ont rendue stratégique.

A vrai dire, cette thèse n'est pas nouvelle. Nombreux sont les néo-conservateurs américains, issus pour beaucoup de l'Ecole de Chicago, qui voient dans l'Arabie saoudite un nouveau Satan et préconisent un renversement d'alliance. Jusques et y compris dans l'entourage immédiat de Donald Rumsfeld et de George Bush. Mais c'est la première fois qu'un membre d'une institution aussi respectable et influente l'expose sans embages devant un tel aréopage.

Murawiec a le tort de dire tout haut ce que beaucoup de représentants de la droite impériale pensent tout bas. Une fuite dans la presse, bientôt reprise sur toutes les antennes de télévision aux Etats-Unis, provoque un véritable tollé médiatico-politique, mettant l'administration Bush dans le plus grand embarras. Au point que le porte-parole de Rumsfeld doit se fendre d'un démenti, assurant que cette opinion n'engageait que son auteur et nullement le gouvernement des Etats-Unis, qui conservait toute sa confiance à son vieil allié saoudien... Aussi sec, Laurent Murwiec est prié de quitter la Rand Corporation. «J'ai dit que le roi était nu : haro sur le baudet», commente, philosophe, l'auteur du crime.

Cela ne semble pas l'avoir affecté outre mesure. De haute taille, massif, solide, le regard enflammé, assuré de sa bonne foi et de sa foi tout court, l'homme en a connu d'autres. Son expérience des barricades de 68 achevée, il adhère, après un Capes de philosophie, au Parti ouvrier européen, fondé par un ex-quaker américain, Lyndon LaRouche, personnage trouble venu de l'extrême gauche, passé depuis dans le camp de la droite fondamentaliste, voyant des complots partout, lié semble-t-il à la CIA, éternel candidat aux présidentielles américaines... «Ce n'était qu'une secte, dit-il aujourd'hui, toute consacrée à l'adoration de son gourou, qui se prenait pour le Messie...» Murawiec va quand même y rester dix ans, tout en étant journaliste financier, jusqu'à ce qu'il ne supporte plus des positions qu'il juge antisémites. Sa rencontre avec l'historien Léon Poliakov est alors déterminante. Il sort enfin, dit-il, d'un «milieu aquatique où les rayons du soleil aronien ne pénétraient pas». A 35 ans, les grandes portes du libéralisme, de Tocqueville à Hayek, s'ouvrent alors à lui. C'est son chemin de Damas.

Il passe par l'Europe (il devient consultant en géopolitique pour des groupes allemands, suisses et anglais), l'Extrême-Orient (un an en Chine pour le compte d'une banque), et le monde arabe, dont il devient bientôt un spécialiste. Recasé au Hudson Institute, autre «think tank» nettement plus à droite que la Rand Corporation, il rédige aujourd'hui une étude sur l'art de la guerre chez les Arabes, fait d'«escarmouches, d'embuscades, de harcèlement, de ruse...». Pour lui, l'ensemble arabo-musulman est l'«homme malade du monde», en crise systémique, dirigé par des gouvernements en dessous de tout, travaillé par le fondamentalisme – notamment le wahhabisme –, incapable de se réformer de l'intérieur mais disposant d'une capacité de nuisance et de destruction qui a déjà fait ses preuves... Partisan farouche d'une pax americana au Moyen-Orient, Murawiec prédit que les GI sont en Irak pour longtemps et que la «guerre d'après» verra la mise au pas des pays de la région...

Assise sur une analyse documentée, la charge est sans nuance. Laurent Murawiec, qui dénonce le complot wahhabite mondial, aurait-il été malgré tout victime du syndrome LaRouchien ? Il s'en défend. «Chercheur engagé, oui, militant, non, obsessionnel pas davantage. Je ne fais pas une fixation sur le monde arabe. Je viens de sortir aux Etats-Unis un livre sur «Aristote et le cyberespace» et mon prochain ouvrage traite de la planification économique...»

La Guerre d'après, Albin Michel, 20 Û.