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Religion Entretien avec Malek Chebel : L'islam côté Lumières
Personne ne connaît mieux que lui l'art d'aimer en islam. Après un
best-seller encyclopédique sur le sujet, Malek Chebel est de retour avec
un « Dictionnaire amoureux de l'islam » (Plon). Un ouvrage qui risque de
faire du bruit au moment même où les crispations religieuses n'ont jamais
été aussi ostensibles propos recueillis par Christophe Ono-dit-Biot
Un « Dictionnaire amoureux de l'islam » publié dans une maison
d'édition sise place Saint-Sulpice, voilà le genre d'association qui doit
enchanter le souriant Malek Chebel. A 50 ans, ce quadruple docteur en
psychopathologie clinique et psychanalyse, anthropologie, histoire des
religions et sciences politiques, né en Algérie, membre actif du groupe
des sages auprès de la Commission européenne et auteur d'une vingtaine
d'ouvrages, est aussi l'homme du sexe en islam. Sa première thèse ? « Le
tabou de la virginité au Maghreb ». Son best-seller ? Une « Encyclopédie
de l'amour en islam » (Payot). Ephèbes et courtisanes, délices du sérail
et perversions privées, rien n'est tabou pour cet érudit. Une liberté de
ton et d'expression qui lui occasionna à ses débuts des conférences
houleuses, parfois terminées à coups de poing quand il s'agissait
d'évoquer par exemple, sur les bancs de la Sorbonne, la question de
l'homosexualité dans le monde arabe. Que lui vaudra aujourd'hui ce « dictionnaire », vagabondage amoureux à
travers les plis et replis d'une merveilleuse civilisation que les crimes
des encartés du djihadisme international ont tendance à nous faire oublier
? Certainement un grand nombre de lecteurs fascinés par cette somme de
plus de 300 entrées qui réenchante l'islam, sa doctrine, ses pratiques et
ses fantasmes. Au moment où l'islam paraît plus crispé que jamais, rencontre avec le
fer de lance d'un islam décomplexé qui, par amour du Coran, l'a presque
appris par coeur, et pour lequel Schéhérazade est aussi importante que les
soixante-dix vierges du paradis d'Allah. LE POINT : « Bayadère », « Extase », « Danse du ventre » et «
Baraka »... Vous vouliez rassurer les Occidentaux après le 11 septembre
? MALEK CHEBEL : Pas seulement les Occidentaux, mais aussi les
Orientaux, que je trouve, passez-moi le jeu de mots, un peu « désorientés
». Je voulais leur rappeler que, même si, depuis plusieurs siècles, on a
perdu le fil d'un islam ouvert et tolérant, c'est quand même aussi cette
religion qui a produit des gens comme Averroès ou une architecture comme
celle d'Andalousie, que c'est l'islam qui a inventé le système
universitaire - de Bagdad et Cordoue - ainsi que l'hôpital - en arabe «
bamaristan » - bien avant l'Europe, puisqu'on en trouvait un près du
palais d'Haroun al-Rachid, à Bagdad... Souligner aussi le fait qu'à en
juger par la place de la calligraphie, du hammam, de l'art de la
parfumerie et de celui d'accommoder les plats l'islam s'est longtemps
préoccupé de beauté et de sensualité. D'ailleurs, selon moi, tout ce
savoir, cette curiosité, cette envie d'aller de l'avant reposent encore
dans les strates de l'inconscient collectif musulman : il s'agit juste de
les réveiller... LE POINT : Et on peut dire que vous n'y allez pas de main
morte : « Excision », « Libre-pensée », « Femmes du Prophète » et « Crimes
d'honneur »... Ça risque de décoiffer de l'autre côté de la
Méditerranée... M. CHEBEL : Peut-être, mais le but d'un intellectuel, c'est,
comme disait Rilke, de « faire bouger la mer gelée en nous ». Alors
j'essaie de le faire. Je milite pour un islam authentique, donc moderne,
parce que, depuis toujours, l'islam porte la modernité en lui. Quand les
chrétiens arrivent en Orient au moment des croisades, ils viennent
combattre des « infidèles » et découvrent une civilisation beaucoup plus
raffinée que la leur, qui leur a en outre apporté beaucoup plus qu'eux
n'ont apporté à cette civilisation. Quand vous lisez les travaux des
savants musulmans d'Andalousie, vous êtes sidérés par cette modernité.
J'essaie de m'en inspirer et de montrer qu'il est encore possible de
parler d'un islam autre que celui des fondamentalistes et de l'ayatollah
Khomeyni. LE POINT : C'est pourtant plutôt cette vision-là qui domine
actuellement, non ? Quand on lit votre dictionnaire, on a l'impression que
la vôtre est un peu caduque... M. CHEBEL : C'est parce que l'islam est en crise. Ça a commencé
après la chute de Grenade, en 1492, et ça s'est aggravé à la chute de
l'Empire ottoman, après laquelle l'Europe n'a cessé de prendre de
l'avance. Ensuite, il y a eu les grandes vagues de colonisation par les
puissances occidentales, et la colonisation, il faut bien l'avouer, ça n'a
jamais favorisé la renaissance intellectuelle des colonisés. A cela il
faut ajouter les problèmes que rencontre le monde arabo-islamique dans la
gestion économique de ses richesses. Il y a un grand dénivelé économique
entre les riches et les pauvres, aggravé par l'absence de légitimité
démocratique des régimes politiques. Du coup, les pauvres se sentent
exclus à la fois des richesses et de l'espoir d'y accéder. Ils finissent
donc par s'accrocher au discours des fondamentalistes, qui n'est selon moi
qu'un discours de compensation. Pour eux, l'islam s'apparente à une
religion-business, à un outil que les uns et les autres utilisent pour
arriver au pouvoir, gagner de l'argent, voire obtenir des diplômes, comme
tous ces types qui, dès qu'ils sont interviewés par les médias, se
prétendent « sociologues des religions »... L'islam campe sur des
positions défensives, voire agressives, parce qu'il se cherche sans se
trouver. Du coup, il s'arc-boute sur des certitudes qui n'ont d'ailleurs
rien à voir avec la doctrine. LE POINT : Vous voulez dire que les prédicateurs
fondamentalistes connaissent mal la doctrine ? M. CHEBEL : Non, ils la connaissent très bien, mais ils
l'interprètent de façon à contrôler les masses, à des fins de pouvoir
temporel. Avec mon dictionnaire, j'ai voulu introduire un peu de fluidité
et de souplesse dans cette interprétation. J'essaie de rouvrir, comme on
dit dans la tradition, « les portes de la compréhension ». LE POINT : Je croyais que c'était hérétique d'interpréter le
Coran ? M. CHEBEL : Comme je l'expliquais dans la préface que j'ai faite
à la traduction du Coran d'Edouard Montet (Payot), et comme je le redis
dans le dictionnaire, s'il y a un seul mot arabe indispensable en islam,
c'est celui d'« ijtihad ». Ça veut dire l'« effort de compréhension », et
par extension l'interprétation des textes canoniques de l'islam, leur
adaptation à la marche du temps. Quand l'islam est dans un contexte de
progrès, l'« ijtihad » est progressiste ; quand les crises se multiplient,
l'« ijtihad » se replie sur des interprétations plus consensuelles. Le
problème, c'est qu'au IXe siècle califes et grands théologiens ont
considéré que le Coran était totalement expliqué et ont fait arrêter tout
travail d'exégèse. C'est ce qui fait qu'aujourd'hui, quand quelqu'un veut
se lancer dans un travail de réinterprétation du Coran, il prend le risque
d'être taxé d'hérétique ou de perturbateur. LE POINT : Par exemple, sur la question du voile ? Vous y
consacrez un long article, où vous expliquez qu'on ne peut pas savoir
vraiment de quoi parle exactement le Coran... M. CHEBEL : C'est vrai. D'une part, il en parle peu, puisque sur
les 6 000 versets coraniques il ne s'agit que de deux versets et demi,
trois en comptant large... A titre de comparaison, il y en a 5 000 sur
Allah, 500 sur le Prophète et 200 sur la guerre. Et de quoi parlent ces
trois versets ? D'un « djilbab », un mot dont on ne connaît pas la
signification exacte ! Est-ce un fichu, une mante ? Même l'iconographie ne
peut pas nous aider, puisque nous n'en avons pas de l'époque du Coran, et
que, sur les premières représentations qu'on a, on voit les femmes tantôt
non voilées, tantôt voilées... Mais en tout cas jamais intégralement ! Car
si le « fichu » a toujours existé en Orient, puisque Byzantines et Coptes
le portaient, le voile intégral, type tchador ou burka, est une innovation
du XIXe siècle correspondant à une conception politique du voile... Ce que
je trouve aberrant, c'est qu'en France on est en train de le remettre au
moment où dans beaucoup de pays arabes, malgré la pression des discours
fondamentalistes, on essaie de l'enlever. Jusqu'au Qatar, où 200 familles
ont demandé à leurs filles de ne plus porter le voile à l'école
musulmane... LE POINT : Pourtant, vous écrivez que rien n'est plus
difficile que de parler de laïcité avec les musulmans... M. CHEBEL : Oui, parce qu'ils ont cristallisé autour du terme
l'idée d'une agression du monde chrétien contre le leur. Le mot « laïque »
prend même dans la bouche de certains prédicateurs un sens péjoratif,
comme une insulte. Ça n'a pourtant pas toujours été le cas. Au temps de
l'âge d'or de l'islam, même si on ne parlait pas de laïcité au sens
théorique, on vivait dans une laïcité de fait. Dans l'Andalousie
musulmane, chantée par les poètes comme « le paradis d'Allah retrouvé sur
la terre », on pouvait entendre l'appel à la prière et continuer à vaquer
à ses occupations sans pour autant être traité de païen ou d'hérétique. Ce
qui me fait penser que quand le libre arbitre, la liberté d'expression et
de conscience seront réaffirmés dans le monde arabo-islamique, quand la
redistribution des richesses sera équitable et que les masses populaires
seront intéressées à un projet de société plus égalitaire, la laïcité se
fera d'elle-même. Et non par la violence, qui a, comme dans la Turquie
d'Atatürk ou la Tunisie de Bourguiba, contribué à faire augmenter, par
contre-coup, la fréquentation des mosquées. LE POINT : Reste le tabou sexuel. Pourquoi l'islam a-t-il
tant de problèmes avec le sexe ? M. CHEBEL : Parce que les hommes ont privatisé le sexe et qu'on
a laissé faire les rétrogrades. Mais c'est absurde, parce que l'islam est
à l'origine une religion sensuelle, qui recommande à l'homme de vivre
pleinement sa vie terrestre. Il y a même des textes qui expliquent que
l'amour divin passe par l'amour charnel, et quand on demandait au Prophète
ce qu'il avait aimé de ce monde il répondait : « Les femmes, les parfums
et la prière. » La tradition rappelle qu'il avait neuf femmes dans son
harem et qu'il passa vingt-neuf nuits consécutives avec son épouse copte
Marya ! D'ailleurs, toute la civilisation musulmane repose sur le fait que
la sexualité - dans le cadre du mariage, bien sûr - est un bienfait de
Dieu. Si l'on a construit des hammams, c'est avant tout pour que la femme
et l'homme se préparent pour l'intimité ! LE POINT : Justement, il y a quelque chose de très difficile
à comprendre : puisque le Prophète lui-même avait visiblement un rapport
tout à fait apaisé aux femmes, comment un musulman censé suivre son modèle
peut-il avoir une conception aussi « inégalitaire » du rapport homme-femme
? M. CHEBEL : C'est vrai qu'avant d'avoir été un sexe coupable le
sexe féminin en islam a été libéré. La preuve même en étant Khadidja, la
première femme du Prophète, qui était plus âgée que lui, veuve et femme
d'affaires. C'est d'ailleurs elle qui l'a engagé comme caravanier ! ...
Mais pour savoir ça, il faut être un musulman cultivé. Le Coran, qui est
parole de Dieu, ne donne finalement guère d'éléments sur la vie du
Prophète. C'est un texte abstrait, que d'ailleurs bien des musulmans ne
comprennent pas et se contentent d'apprendre phonétiquement, comme le
latin de la messe dans les campagnes d'antan... LE POINT : Ce qui explique peut-être certaines hésitations
sur le sens exact du terme « djihad » ou sur celui de la fameuse
récompense « sexuelle » qui attend le martyr au paradis et qui fait que
les kamikazes se protègent le sexe avant l'explosion... Vous n'avez pas
voulu trancher sur ce point... M. CHEBEL : Je ne peux pas trancher. Je n'ai pas fait un essai,
mais un dictionnaire, alors je donne les deux sens en m'appuyant sur la
tradition. Mais c'est vrai que, derrière l'idée de « guerre sainte »,
comme le Prophète le dit lui-même dans un célèbre haddith, il y a aussi la
notion de dépassement de soi (« djihad al-akbar »). C'est comme pour les «
houris », ces soixante-dix vierges qui attendent l'homme pieux au paradis
: ne sont-elles pas aussi à prendre au sens symbolique ? Ça relève de la
foi de chacun et ça, je ne veux pas m'en mêler. LE POINT : Quoi qu'il en soit, votre dictionnaire reste un
formidable plaidoyer pour un islam des Lumières. Le fondamentalisme
ambiant n'est donc qu'une mauvaise passe ? M. CHEBEL : Je vous l'ai dit : les fondamentalistes profitent de
la crise économique qui affecte le monde musulman. Ils ont investi les
mosquées, alors ils ont de l'audience, et grâce à la manne financière dont
ils disposent ils ont pu constituer un filet social excellent pour venir
en aide aux pauvres des banlieues miséreuses qu'ils ont infiltrées. Il est
là, le malaise de l'islam. Si on veut les battre, il faut être aussi bons
qu'eux sur ce terrain. Ce que je crois, c'est qu'à plus ou moins long
terme, si le monde islamique ne veut pas être la brebis galeuse de
l'ensemble des civilisations, s'il ne veut pas être étiqueté « axe du mal
» par des forces qui ont besoin d'un bouc émissaire, il est obligé de
procéder à une mutation. Et, avant tout, il devra répondre à un certain
nombre de questions dont pour l'instant il ne veut pas s'occuper : le
désir des jeunes, l'égalité homme-femme, et surtout l'émergence de
l'individu par rapport à la communauté
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