Alors que la responsabilité d'Al-Qaida est une
des hypothèses évoquée à propos des attentats de Madrid, Américains
et Pakistanais tentent toujours de retrouver le chef
terroriste.
Dans les montagnes afghanes encore enneigées, l'écho des
attentats de Madrid ne peut que renforcer la détermination des
forces de la coalition, principalement américaines, d'accélérer la
traque d'Oussama Ben Laden, le chef d'Al-Qaida, et de son second,
Ayman Al-Zawahri.
Bien que les responsables américains
n'aient fourni aucune indication précise d'une avancée quelconque
dans la chasse au chef terroriste, le fait que les commandos de la
Force 121 soient revenus ces dernières semaines en Afghanistan après
un passage par l'Irak pourrait être un indice en ce sens. "Après
plusieurs mois, les Américains semblent avoir reçu un signe de
localisation de Ben Laden. Ils ne l'ont pas trouvé mais, compte tenu
de la géographie difficile de la région, ils continuent à chercher
dans un périmètre proche de l'endroit signalé", affirme une
source informée à Kaboul, la capitale afghane.
Les opérations actuelles se concentrent à la frontière entre
l'Afghanistan et l'agence (territoire semi-autonome) tribale
pakistanaise de Khyber. C'est dans cette zone, notamment la vallée
de Tira, qu'au temps du djihad (guerre sainte) antisoviétique
(1979-1989), trois des grands chefs moudjahidins intégristes,
Mohammad Younis Khalès, Abdul Rasuf Sayyaf et Gulbuddin Hekmatyar,
avaient leurs bases et leurs dépôts de munitions. Ben Laden a
longtemps vécu, à l'époque, dans cette région située à environ 3 000
mètres d'altitude. "Il fallait trois jours de marche pour
traverser la vallée de Tira avant de pénétrer en Afghanistan",
raconte un combattant moudjahidin.
Plus de deux ans après la disparition de Ben Laden dans les
montagnes de Tora Bora, à la frontière avec le Pakistan, les
informations à son sujet sont rarissimes. Seules certitudes : il est
vivant et se trouve sans doute encore dans les montagnes boisées qui
forment une frontière poreuse entre les deux pays.
Des cassettes audios semblent confirmer cette thèse. La voix de
l'homme qui s'exprime sur ces enregistrements a été étudiée par les
services de renseignement américains et il s'agirait bien de la
sienne. Une cassette vidéo diffusée en octobre 2003 par la chaîne de
télévision Al-Jazira et montrant ce même Ben Laden marchant, à
l'aide d'une canne, en compagnie de son second, le médecin égyptien
Ayman Al-Zawahri, a également été étudiée et laisserait, elle aussi,
supposer que le chef terroriste est vivant. "Le
problème,affirme toutefois un expert, est que nous n'avons
jamais d'informations de première main. C'est toujours quelqu'un qui
a vu quelqu'un qui lui a dit que le Cheikh, le nom attribué à Ben
Laden par ses fidèles, allait bien et continuait la lutte."
Le numéro un d'Al-Qaida, qui ne se déplacerait qu'avec une
poignée de gardes du corps (tous Arabes), disposerait autour de lui
de plusieurs "cercles" de sécurité destinés à brouiller les pistes.
Si, par exemple, la plupart des cassettes vidéo et audio qui lui
sont attribuées ont été livrées à Islamabad (Pakistan), la chaîne de
"distribution" semble assez étendue pour que personne ne puisse
remonter à la source. L'égyptien Ayman Al-Zawahri se déplacerait en
revanche sur de plus grandes distances. Il se serait même rendu à la
frontière entre l'Iran et l'Irak afin de rencontrer des responsables
d'Al-Qaida.
Ben Laden continue de bénéficier de soutiens dans toute la région
frontalière entre l'Afghanistan et le Pakistan. Ce soutien doit
moins à ses actions - notamment les attentats du 11 septembre 2001
aux Etats-Unis -, dont l'ampleur et les buts dépassent très
largement les Afghans et les chefs tribaux pakistanais, qu'à sa
qualité de musulman et au souvenir de sa participation au djihad
antisoviétique.
Le fait peut paraître paradoxal mais, alors que la plupart des
Afghans n'aiment pas les Arabes - rendus responsables de beaucoup de
leurs malheurs actuels -, toute tombe d'Arabe tué par les
bombardements américains de l'automne 2001 est honorée comme un lieu
saint. Cette composante joue contre les forces américaines et
pakistanaises. Elle explique à la fois leurs difficultés à obtenir
des renseignements et le fait que les 25 millions de dollars (20
millions d'euros) de récompense promis pour la capture de Ben Laden
ou de son bras droit n'aient rien apporté à ce jour.
Après deux ans d'insuccès et de fautes qui leur ont coûté
beaucoup de sympathie au sein de la population afghane, les
Etats-Unis semblent toutefois revoir leur stratégie. Ils
souhaiteraient désormais privilégier la stabilité et la
reconstruction pour tenter de gagner les cœurs et les esprits.
L'objectif est double : obtenir davantage de renseignements et
rendre le terrain inhospitalier pour l'adversaire. Le déploiement
d'un surplus de troupes va aboutir à la mise en place de "PRT"
(équipes mixtes militaro-civiles de reconstruction provinciale),
dont le rôle sera d'assurer la sécurité et de faciliter la
reconstruction. Il est également prévu d'associer forces spéciales
et troupes régulières, regroupées dans un même village plusieurs
semaines durant, pour tenter de gagner la confiance de la
population.
Le déficit en matière de renseignement humain pose problème aux
Américains. Certains soldats installés aux avant-postes
reconnaissent volontiers qu'ils ne savent pas ce qui se passe autour
d'eux. Les assassinats de quelques interprètes, de certaines
personnes dénoncées comme étant des informateurs ont à l'évidence
freiné les collaborations. Par méconnaissance du tissu social, les
troupes américaines se sont au contraire laissées entraîner dans des
querelles tribales, tout ennemi devenant à leurs yeux un suppôt
d'Al-Qaida. A plusieurs reprises, elles ont arrêté ou tué des
Afghans dont le seul tort était d'avoir des adversaires amis des
Américains.
L'emploi de chefs de guerre honnis par la population leur a
également coûté beaucoup. Qayyum Karzai, frère du président afghan
Hamid Karzai, estime qu'une évolution est indispensable sur ce point
: "Les seigneurs de guerre doivent être retirés de la guerre
antiterroriste. Plus la population les voit en première ligne, plus
elle se replie et reste en dehors de la lutte." L'intérêt des
chefs de guerre est en effet de poursuivre cette lutte sans fin.
Comme leurs hommes sont payés par Washington, n'en sont-ils pas les
premiers bénéficiaires ?
Le changement de la stratégie américaine va de pair avec une
évolution au Pakistan. La chasse à Al-Qaida, notamment dans les
zones tribales, y est devenue plus sérieuse. Les deux tentatives
d'assassinat ayant visé le président Pervez Moucharraf en décembre
2003 ont convaincu au moins une partie de l'establishment que les
partisans d'Al-Qaida étaient dangereux pour la stabilité du pays.
"Tant qu'ils n'intervenaient pas dans les affaires internes du
Pakistan et que les Américains ne les avaient pas repérés, les
fidèles d'Al-Qaida étaient plus ou moins laissés en paix",
affirme un expert.
Cela a semble-t-il changé. "Une partie de l'ISI -Inter
Service Intelligence, service de renseignement pakistanais- est
prête à coopérer", affirme la même source. Sous couvert de lutte
antiterroriste, l'armée pakistanaise, qui, depuis décembre 2001, a
pénétré par étapes dans les sept agences tribales bordant
l'Afghanistan, entend bien reprendre le contrôle de ces territoires
semi-autonomes depuis la création du pays en 1947.
Avec une aide financière américaine de 31 millions de dollars en
2003 et qui devrait être reconduite cette année, l'armée a entrepris
de construire des routes, des écoles, des cliniques dans ces régions
reculées et restées à l'écart des développements intervenus dans le
reste du pays. Utilisant les règles définies au temps de l'Empire
britannique (destruction de maisons, punitions collectives...),
l'armée fait aussi pression - avec des résultats mitigés - sur les
chefs tribaux afin qu'ils collaborent à la dénonciation des membres
d'Al-Qaida.
A ce jour, le bilan est pourtant maigre. A l'exception du
Canadien d'origine égyptienne Ahmed Khadr (Le Monde du 24
février), tué lors d'une opération de l'armée au Sud-Waziristan en
octobre 2003, aucun grand chef du réseau Al-Qaida n'a été arrêté
dans les zones tribales pakistanaises. Bénéficiant de complicités
plus ou moins anciennes chez les extrémistes islamistes pakistanais,
les trois plus importants responsables de l'organisation arrêtés au
Pakistan (Abou Zubeida, Ramzi Binalsheikh et Khaled Cheikh Mohammad)
ne l'ont pas été à la campagne mais dans des villes (Faisalabad,
Karachi et Rawalpindi).
D'une extrême sensibilité au Pakistan, la présence américaine
dans les zones tribales frontalières est régulièrement démentie de
source officielle mais la coordination entre les troupes américaines
déployées en Afghanistan et l'armée pakistanaise s'est
considérablement renforcée et améliorée ces derniers mois.
Commandant en chef des troupes de la coalition en Afghanistan, le
général David Barno affirmait récemment qu'il rencontrait son
homologue pakistanais "au moins une fois par mois" et qu'il
réunissait, toutes les quatre à six semaines, Pakistanais et Afghans
pour discuter des problèmes de sécurité.
LE nouveau et jeune chef des services de renseignement afghans,
Amrullah Saleh, chercherait aussi à nouer des contacts jusque-là
quasi inexistants avec l'ISI. Sur le terrain, où elles sont équipées
depuis peu d'uniformes et d'armes américaines, les forces spéciales
pakistanaises sont difficiles à distinguer des forces spéciales
américaines dont quelques éléments se trouveraient au Pakistan. A la
suite d'un discret accord tripartite, une centaine d'éléments des
forces spéciales jordaniennes opéreraient également aux côtés des
Pakistanais.
Evoquée par le général Barno, la stratégie consistant à
"coincer" les terroristes sur la frontière pakistano-afghane
comme entre le "marteau et l'enclume" semble être entrée en
vigueur mais son succès nécessitera une coopération maximale des
locaux, ce qui reste loin d'être évident. Si Ben Laden et Zawahri
demeurent bien sûr les deux premiers sur la liste américaine, le
chef suprême des talibans, le mollah Mohammad Omar, qui aurait
récemment rencontré Ben Laden, est aussi recherché, tout comme
l'ancien premier ministre Gulbuddin Hekmatyar et le commandant
Jallaludin Haqqani. Les deux derniers bénéficient toutefois de
beaucoup de soutien au Pakistan où les talibans ne sont pour
l'instant pas inquiétés.
Françoise Chipaux