Considéré par la justice espagnole comme l'un
des principaux suspects des attentats du 11 mars, le jeune Marocain
s'était parfaitement intégré à la communauté maghrébine de
Madrid.
Un garçon "normal", un "bon gars" plutôt
débrouillard et "moderne", beau gosse, même, avec ses
vêtements de marque et ses cheveux bouclés façon tombeur latino.
Commerçants, amis, voisins, tous sont d'accord sur un point dans le
quartier maghrébin de Lavapiés, au centre de Madrid, où presque tout
le monde le connaissait : Jamal Zougam n'avait rien d'un islamiste,
du moins dans les apparences.
"Pas spécialement religieux",
au dire de tous, le jeune homme n'était pas l'un de ces "barbus"
excités qui appellent à la guerre sainte, habillés à l'afghane, un
Coran à la main.
Ce Marocain de 30 ans figure pourtant parmi les principaux
suspects interpellés dans le cadre de l'enquête sur les attentats du
11 mars, dans lesquels 191 personnes ont trouvé la mort. Plusieurs
témoins l'ont identifié comme l'un des poseurs de bombe et tout
laisse à penser que c'est dans sa "télé-boutique" de Lavapiés qu'ont
été préparés les téléphones portables utilisés comme minuteurs pour
les engins explosifs. L'un des appareils, connecté à une bombe qui
n'a pas explosé, a permis de remonter la piste jusqu'à son magasin.
Le juge d'instruction Juan del Olmo l'a mis en examen et placé en
détention provisoire pour assassinats et appartenance à une
organisation terroriste, en compagnie de son demi-frère, Mohamed
Chaoui, et de Mohamed Bakkali, un associé originaire de Tanger comme
lui.
Depuis, les stores de la boutique sont restés baissés et la vie a
repris son cours calle de Tribulete, petite rue commerçante du bas
de Lavapiés, où les épiceries tenues par des Asiatiques côtoient le
restaurant Al-Hamra et le salon de coiffure Abdou. "Palestine
vaincra", proclame un tag à moitié effacé à l'entrée de la rue.
Presque à l'autre bout, le magasin de Jamal Zougam, coincé entre une
boulangerie et un rez-de-chaussée désaffecté. "Téléphones Nuevo
Siglo, envoi d'argent, de documents et de fax", indique l'enseigne à
la peinture écaillée. Mal baissé, l'un des rideaux de fer porte
encore les traces de l'effraction qui a eu lieu quelques jours après
la pose des scellés. Un vol sans rapport avec l'enquête sur les
attentats, a précisé la police.
Trois semaines après, les amis de Jamal Zougam affichent toujours
leur scepticisme sur le rôle du jeune Marocain dans les événements
du 11 mars. "Il faisait la prière, mais il allait aussi à la gym
et en discothèque, pour les filles, souligne Youssef, 26 ans,
Tangérois d'origine comme la plupart des Marocains mis en cause dans
les attentats. Il était content de sa situation, il parlait
mariage, alors pourquoi faire une chose comme ça ? Moi je n'y crois
pas." Sur son téléphone portable, Youssef reçoit des SMS de
Samira, l'une des deux sœurs de Jamal Zougam, qui le tient au
courant de la situation de la famille. Aïcha, la mère, divorcée, et
Samira ont quitté l'appartement familial pour fuir la presse, sans
doute réfugiées chez Zineb, l'autre sœur de Jamal, mariée. Toutes se
murent dans le silence après avoir accordé un entretien au journal
El Mundopour clamer l'innocence de Jamal, photos de famille à
l'appui. On y voit le jeune homme à la plage, sportif et souriant.
Le dernier SMS de Samira évoque des "moments difficiles" et
finit par une formule affectueuse : "Bisou." "Vous voyez, elle
aussi, c'est quelqu'un de moderne. Elle travaille dans une banque,
elle ne porte pas le voile", insiste Youssef.
Cheveux courts, lunettes de soleil à la mode, un ami algérien de
Jamal Zougam "depuis douze ans" le décrit comme un commerçant
apprécié à Lavapiés, y compris du temps où il tenait un petit
magasin de fruits dans la rue Tribulete. "Si tu n'avais pas
d'argent, il te faisait crédit, que tu sois musulman ou
espagnol", affirme le jeune homme. Pour lui, son ami marocain
était aussi un partenaire de combines, qui ne rechignait pas à
rendre service. "Il m'a beaucoup aidé", explique-t-il, en
évoquant un petit "business" : "Tous les ans, pendant le ramadan,
je prenais entre 15 et 20 portables à Jamal et je les vendais en
Algérie. Je lui remboursais les téléphones et je gardais le bénéfice
pour moi."
Mohamed, ancien membre d'une association d'aide aux immigrés de
Lavapiés, a bien connu une partie des Marocains arrêtés après les
attentats du 11 mars. "La plupart sont d'abord des petits
délinquants, souligne-t-il. La boutique de Zougam était celle
qui marchait le mieux à Lavapiés parce que c'était un bon
technicien, mais aussi parce qu'il vendait des cartes falsifiées et
débloquait les portables verrouillés. Les voleurs apportaient leurs
marchandises de tout Madrid."
Mohamed a été l'observateur impuissant de l'influence
grandissante des islamistes dans le quartier. "Zougam est le
prototype des nouveaux musulmans recrutés par les intégristes pour
leur capacité à ne pas se faire remarquer, explique-t-il. Ils
viennent de familles pas forcément pauvres et sont en Espagne pour
travailler, mais aussi pour avoir une vie plus libre et plus
moderne." Arrivé à 12 ans à Madrid, où vivait déjà sa mère,
femme de ménage, Jamal Zougam est issu d'un milieu modeste, mais pas
miséreux. Il a quitté l'école sans le moindre diplôme vers l'âge de
14 ans et s'est lancé très tôt dans le petit commerce, à Lavapiés,
où sa famille a habité avant d'acheter un appartement dans un
quartier plus résidentiel de Madrid. "Ces jeunes ne sont pas
nécessairement identifiés idéologiquement. Mais, une fois recrutés,
certains font du zèle, souligne Mohamed. A une époque, ils se
sont mis à contrôler Lavapiés pendant le ramadan pour voir si les
cafés marocains servaient à boire." Progressivement,
quelques-uns sont devenus des mercenaires de l'islam intégriste.
"Ils apportent une assistance technique ou logistique à la cause.
Pour eux, c'est aussi une manière de compenser le mal qu'ils font
par leur trafic, explique Mohamed. Zougam a parfaitement pu
fournir les téléphones aux terroristes pour de l'argent."
D'après Ahmed, militant associatif à Lavapiés, ces jeunes sont
utilisés et manipulés par d'autres, davantage impliqués dans
l'idéologie intégriste et dans les réseaux terroristes.
"Quelqu'un comme Zougam disait qu'il était fier d'être musulman,
que l'islam était son salut, mais ça s'arrêtait là, estime
Ahmed. Il n'y avait pas de projet politique derrière, il n'avait
pas le niveau."
Des plus gros calibres de la cause intégriste, Jamal Zougam en a
apparemment fréquenté. Le jeune homme semble avoir notamment été en
relation avec Serhane Ben Abdelmajid Fakhet, dit "le Tunisien", et
Jamal Ahmidan, trafiquant de drogue notoire originaire de Tétouan,
près de Tanger. Les deux hommes, considérés comme les cerveaux des
attentats, font partie des sept terroristes qui se sont suicidés à
Leganés, le 3 avril.
Dès 2001, Jamal Zougam avait été identifié par le juge Baltasar
Garzon comme faisant partie de l'entourage d'Imad Eddin Barakat
Yarkas, alias Abou Dahdah, chef présumé de la cellule d'Al-Qaida en
Espagne, interpellé fin 2001. Le jeune Marocain, lui, avait été
laissé en liberté, faute de preuves. Le 13 juin de la même année,
son domicile à Madrid avait fait l'objet d'une perquisition à la
demande du juge français Jean-Louis Bruguière. Son nom figurait dans
le carnet d'adresses de David Courtailler, "globe-trotteur" de la
cause islamiste jugé à Paris, début avril.
Dans l'appartement de Jamal Zougam, les policiers espagnols ont
trouvé des cassettes vidéo sur la lutte armée au Daghestan, région
frontalière de la Tchétchénie. Y apparaissaient les noms des frères
Benyaich, connus comme les "frères afghans" pour leur combat aux
côtés des talibans et détenus pour leur implication présumée dans
les attentats de mai 2003 à Casablanca. L'agenda de Jamal Zougam
comportait les noms d'Abou Dahdah et d'Amer Azizi, considéré comme
un membre important de la cellule espagnole d'Al-Qaida.
Le 14 août 2001, les policiers espagnols avaient enregistré une
conversation téléphonique entre Abou Dahdah et Jamal Zougam, qui se
trouvait à Tanger, où il avait rencontré l'imam Mohamed Fizazi,
emprisonné deux ans plus tard après les attentats de Casablanca.
"Je te disais que, vendredi, je suis allé prier à l'endroit de
Fizazi. J'ai parlé avec lui et je lui ai dit que s'il avait besoin
de donations on pouvait les obtenir des frères", expliquait le
jeune homme. Ce dernier se trouvait aussi au Maroc en avril 2003,
juste avant les attentats de Casablanca. Les autorités marocaines ne
l'ont pas mis en cause dans ce dossier, mais elles affirment l'avoir
signalé à la police espagnole, en juin 2003, comme un individu
dangereux. "Zougam était surveillé, on a vraiment l'impression
d'avoir raté quelque chose, ce n'est pas normal, reconnaît un
policier espagnol. La coopération n'a jamais été bonne avec les
Marocains et la priorité ici a toujours été l'ETA, pas le terrorisme
islamiste."
A Tanger, foyer de pauvreté et d'islamisme, la famille de Jamal
Zougam ne veut se rappeler, elle, que de l'enfant prodigue, celui
qui a réussi à Madrid et qui revenait en vacances au pays, les mains
toujours chargées de présents. "Chaque fois qu'il venait, il me
faisait des cadeaux et me donnait de l'argent",
explique son père, vieux monsieur au visage mangé par de
grosses lunettes démodées. "Tout ça, c'est lui", dit-il en
désignant sa veste de costume et ses chaussures de ville. Un
imposant trousseau de clés à la main, Mohamed Zougam est chargé
d'ouvrir la petite mosquée à côté de chez lui aux heures de prière.
Il travaille comme veilleur de nuit dans un orphelinat du
centre-ville appartenant à une fondation islamique.
Devant sa maison décrépie à l'angle d'une rue défoncée du
quartier Ben Dibane, Mohamed Zougam a garé sa R12 poussiéreuse. Il
vit avec sa troisième femme et les enfants de son dernier mariage.
"Ça fait trente ans que je vis ici et je n'ai jamais eu aucune
remarque sur Jamal. On ne m'a jamais dit qu'il avait été mal
éduqué", soupire le vieux monsieur, qui affirme
l'avoir vu pour la dernière fois "il y a un an environ". Un
peu perdu et apeuré, il n'en dira pas plus. Observé par un groupe de
voisins, il s'énerve, réclame tout à coup la présence des
"autorités" pour s'exprimer. "Les gamins du quartier
appellent ses enfants "les terroristes"", explique un
habitant.
"Jamal gagnait bien sa vie à Madrid. A la fin du mois, il
donnait toujours de l'argent à sa mère et à ses sœurs", affirme
la tante de Jamal, en robe de chambre sur le palier de sa petite
maison de Beni Makada, l'un des quartiers les plus pauvres de
Tanger. D'après elle, la mère de Jamal ne travaillait plus que
quelques heures par semaine et elle venait tous les deux ou trois
mois au Maroc. Ici, tout le monde se souvient encore du mariage de
Zineb, la petite sœur de Jamal, en janvier 2000. Un "mariage
moderne", fêté dans une villa louée pour l'occasion. "C'est
Jamal qui avait payé et préparé la fête avec sa mère", se
souvient sa tante. A Madrid, il avait offert une télévision à sa
sœur, "écran 21 pouces".
Ce n'est pas au Maroc mais plutôt en Espagne, où il vivait depuis
dix-huit ans, que Jamal Zougam semble avoir subi l'influence des
milieux intégristes. A Lavapiés, il formait avec une partie des
Marocains arrêtés après les attentats de Madrid un petit groupe que
tout le monde connaissait et qui ne cachait pas ses opinions. Du
moins jusqu'au 11 septembre 2001. "C'est à cette époque que Jamal
s'est rasé la barbe et qu'Azizi a disparu", se souvient un
compatriote qui les fréquentait à l'époque. En dehors de leurs
"business" respectifs, les membres de la bande partageaient leur
temps entre les bars-restaurants marocains et l'une des trois
petites mosquées "garages" du quartier, rue Pena de Francia, tenue
jusqu'en 2000 par un imam marocain.
"Une fois, ils ont vu Garzon à la télé et se sont mis à hurler
qu'il fallait le tuer, raconte leur ancien compagnon. Ils
avaient tous le portrait de Ben Laden sur l'écran de leurs portables
et, leur rêve, c'était d'aller en Afghanistan." Jamal Zougam,
lui, a laissé le souvenir d'un jeune homme plutôt arrogant et sans
la moindre culture religieuse. "Il n'avait aucune connaissance de
l'islam, il disait que porter la cravate était contraire au Coran
parce que cela venait de l'Occident, se rappelle-t-il. Il
avait toujours raison, il n'acceptait pas les idées des
autres."
Depuis quelque temps, le groupe de Marocains allait prier dans
une autre mosquée, pas plus officiellement déclarée que la
précédente, mais toujours ouverte. "Centre culturel islamique des
Bangladais", annonce l'inscription sur la porte en fer de ce petit
local discret, niché sous les arcades d'une place proprette. A
l'intérieur, pas de Bangladais, mais Mohamed, un Algérien d'une
quarantaine d'années, barbe en bataille et regard fiévreux. "Ce
ne sont pas les musulmans les terroristes, ce sont Bush, Sharon et
Aznar les grands assassins. Les musulmans ne font que défendre leur
religion", s'emporte Mohamed.
Une quinzaine de fidèles sont venus faire la prière de 18 heures
et attendent Mohamed, qui arrive en retard. C'est lui qui a les clés
de la salle et semble faire office d'imam. "Ici, tous les frères
sont imams", corrige l'Algérien, avant de se lancer dans une
nouvelle diatribe : "Le problème ne vient pas des jeunes comme
Jamal, il vient des Américains et des juifs, qui sont contre l'islam
et qui envahissent les pays musulmans. L'islam est une
politique, pas seulement une religion."
Frédéric Chambon