« La nation algérienne doit vivre dans l'unité de
ses deux composantes linguistiques. » Bien en évidence sur la façade
du siège du Parti des travailleurs (PT), à El-Harrach, dans la
banlieue d'Alger, la banderole annonce clairement la couleur. Et
donne une idée du programme de Louisa Hanoune, la candidate de cette
formation à l'élection présidentielle du 9 avril. Comme tous les
jours ou presque depuis la consultation, les militants se sont donné
rendez-vous au siège. Le travail en effet ne manqu
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pas. Pendant qu'un bénévole répond au téléphone, deux autres
dépouillent les bulletins d'adhésion adressés par fax ou par
courrier à la direction du parti, parfois accompagnés d'un message
de sympathie ou d'encouragement à l'adresse de Louisa Hanoune. De
mémoire de militant, on n'avait jamais vu un tel engouement.
Normal, le PT « est sorti gagnant de cette élection », jure
Soraya, 23 ans, actuellement à la recherche d'un emploi. « Nous
avons fait une très bonne campagne, digne et propre. Louisa est
notre fierté, car elle dit la vérité. » À ses côtés, une autre
bénévole acquiesce. Des piles du dernier numéro de Fraternité,
l'organe du parti, s'alignent devant elle, prêtes à être expédiées
aux quatre coins du pays...
Vêtue d'un pardessus jaune, foulard autour du cou et boucles
d'oreilles en or, Louisa Hanoune nous accueille, la voix encore
enrouée après tant de meetings. Elle a relevé ses cheveux de jais en
un impeccable chignon. Comme sur ses affiches électorales ou lors de
ses apparitions à la télévision, pendant la campagne. Seules ses
lunettes trahissent le temps qui passe : elle a tout juste 50 ans.
À El-Harrach, cette grande ville ouvrière, la patronne du Parti
des travailleurs est comme chez elle. Qu'importe si le bâtiment,
fragilisé par le séisme du 21 mai 2003, est quasi insalubre. « Des
ouvriers sont venus pour faire des travaux, sourit-elle, mais
c'était juste avant l'élection, alors ils sont repartis : nous
n'avions nulle part où aller. Je pense qu'ils devraient revenir
bientôt, mais il est vrai que nous ne sommes pas en sécurité, parce
qu'à la moindre secousse... »
Louisa Hanoune en a vu d'autres, dès son enfance dans les
montagnes de Petite Kabylie. Pendant la guerre d'indépendance, sa
maison fut plastiquée par l'armée française. Plus tard, à Annaba,
dans l'est du pays, où sa famille s'était installée, elle connut la
pauvreté, presque la misère. Mais la militante qu'elle est restée
rechigne à parler d'elle-même. Célibataire sans enfant, elle ne
s'est jamais reconnue dans le schéma familial traditionnel. Sans
doute les images de son passé l'ont-elles incitée à mener sa vie
comme elle l'entend, c'est-à-dire en femme libre, et précipité son
engagement dans les premiers mouvements féministes.
« Lorsque j'étais toute petite, ma grande soeur, qui était mère
de quatre enfants, a été répudiée. Un jour, sans aucune raison, son
mari lui a dit qu'il ne voulait plus d'elle et l'a jetée à la rue.
Ce drame nous a tous bouleversés. Je me suis juré que cela ne
m'arriverait jamais, jamais ! » La petite Louisa comprend vite qu'il
lui faut étudier, arracher ce qu'elle appelle la « clé » de sa
liberté. Elle sera la première fille de sa famille à aller à
l'école, au collège, puis au lycée. Élève brillante, elle obtient
son baccalauréat, avec mention, et rêve d'entreprendre des études
supérieures. Son père s'y opposant, il lui faudra pour cela attendre
sa majorité. Dès lors, une autre vie commence.
Hôtesse d'accueil le jour, à l'aéroport d'Annaba, elle étudie le
droit la nuit, en arabe. En ce milieu des années 1970, la jeune
étudiante-travailleuse milite déjà sur plusieurs fronts : à
l'université, dans un « groupe femmes » contre l'« oppression »
masculine, mais aussi sur son lieu de travail, où elle se mêle aux
luttes syndicales. Elle obtient sa licence en droit, mais est
presque aussitôt licenciée par son employeur, avant d'être
réintégrée, curieusement, à Alger. C'est de cette époque que date
véritablement son engagement politique. Dans la clandestinité, bien
sûr, car seul le Front de libération nationale (FLN) a alors droit
de cité. En 1981, elle adhère à l'Organisation socialiste des
travailleurs (OST), participe à diverses manifestations de femmes
contre le code du statut personnel, mais aussi au Printemps berbère.
Très vite, elle est dans le collimateur de la Sécurité militaire. En
1983, elle est arrêtée pour « atteinte à la sûreté de l'État »,
libérée, puis à nouveau incarcérée, cinq ans plus tard. Entretemps,
elle a participé à la création de plusieurs organisations : la
première association féminine pour l'égalité en droits entre les
femmes et les hommes, la première Ligue des droits de l'homme,
l'Association pour le non-paiement de la dette extérieure... En
1989, après l'instauration du multipartisme, le Parti des
travailleurs voit le jour. Tout naturellement, Hanoune en devient la
porte-parole, puis la secrétaire générale.
En 1992, l'annulation des élections législatives la conduit à
prendre des positions inattendues : au nom de la défense du
multipartisme, elle dénonce la dissolution du Front islamique du
salut (FIS). « Nous nous sommes prononcés contre l'arrêt du
processus électoral et contre la répression, martèle-t-elle, mais
nous ne partageons évidemment pas le programme des islamistes. Nous
sommes socialistes, partisans d'une stricte séparation entre la
religion et la politique. » En 1995, le Parti des travailleurs
conclut avec six autres partis d'opposition (dont le FIS, le FLN et
le Front des forces socialistes d'Hocine Aït Ahmed), mais aussi la
Ligue de défense des droits de l'homme un « contrat national »,
également appelé « plate-forme de Rome ». C'est en effet dans la
capitale italienne que ladite plate-forme fut adoptée, sous les
auspices de la communauté (catholique) de Sant'Egidio. Les
signataires se prononçaient pour une solution politique, plutôt que
militaire, de la crise. Au grand dam des adversaires de la
négociation avec le parti dissous.
Cette prise de position vaudra à Louisa Hanoune de virulentes
critiques, mais aussi des manifestations de sympathie parfois
inattendues, comme celle d'Ali Benhadj, l'ancien numéro deux du FIS,
qui déclara un jour que le leader du PT était « le seul homme
politique » d'Algérie. Même ses adversaires ne lui contestent ni son
honnêteté ni son courage. Alors, ses sympathisants... « C'est une
dame, affirme Abdelmadjid Sidi Saïd, le secrétaire général de la
toute-puissante Union générale des travailleurs algériens (UGTA).
Elle est la digne héritière des grandes combattantes du passé. C'est
la Fatma N'Soumer [l'héroïne de résistance nationale, 1830-1863] des
temps modernes. » Depuis dix ans qu'il la côtoie, il a appris à la
connaître. Et à l'apprécier. D'ailleurs, il l'appelle sa « chérie »
ou « Louisette ». « Elle a toujours été constante dans ses combats,
dit-il, mais d'une constance évolutive. Ce n'est pas quelqu'un de
figé dans une doctrine dogmatique, fût-elle trotskiste. »
Reste que, depuis sa création, le Parti des travailleurs est
rattaché au courant « lambertiste » de la IVe Internationale, fondée
par Léon Trotski en 1938. Qu'on les juge « populaires » ou «
populistes », ses revendications sont, dans le domaine économique
notamment, résolument altermondialistes. « L'Algérie est en panne,
explique Hanoune, à cause des orientations qui lui sont imposées par
l'Organisation mondiale du commerce [OMC], le Fonds monétaire
international [FMI] et la Banque mondiale. » Ces organisations, de
même d'ailleurs que les multinationales, mettent, selon elle, en
péril l'existence même de la nation algérienne. Voire de l'humanité
tout entière. « Nous avons intégré à notre discours une dimension
africaine, s'enflamme-t-elle, parce que nous voyons le sort réservé
aux autres pays d'Afrique. Aujourd'hui, nous sommes peut-être le
seul parti à démontrer que la dérive du continent n'est pas une
fatalité. Ceux qui veulent liquider les nationalisations, ceux qui
laissent les multinationales piller nos richesses et exploiter
sauvagement le peuple, tous ceux-là sont dérangés par notre
politique. »
De qui s'agit-il ? « Des centres mondiaux qui planifient le
désastre et veulent faire exploser le pays pour mieux le piller. Les
pressions et chantages étrangers sont une réalité. Ils veulent tout
prendre, tout de suite. » Alors, pour « sauver l'Algérie » et
expliquer son programme électoral, Hanoune a mené sa campagne
tambour battant, visité 46 des 48 wilayas (départements) du pays,
animé pas moins de quarante meetings en moins de deux semaines. «
Les jours précédant le scrutin ont été décisifs. Nous voulions
absolument éviter un bain de sang à l'ivoirienne ou à la malgache.
Je suis doublement fière d'avoir été la première femme à briguer la
magistrature suprême depuis l'indépendance et la première candidate
ouvrière dans le monde arabo-musulman. » En dépit de la faiblesse de
son score - tout juste 1 % des suffrages exprimés -, Louisa Hanoune
est convaincue d'avoir remporté une « grande victoire » en « ayant
évité le chaos au peuple algérien ».
Ses admirateurs sont encore plus enthousiastes. « Elle a démontré
qu'elle avait sa place dans le paysage politique. Au-delà des
chiffres, elle sort grandie de la campagne », commente Abdelmadjid
Sidi Saïd. Même le président Abdelaziz Bouteflika, à peine réélu, a
tenu à lui faire part de son « orgueil » et de sa « fierté » d'avoir
été candidat en même temps qu'elle. Certains ont cru y voir une
sorte de remerciement...
« La campagne de Louisa, qui n'avait aucun espoir d'être élue, a
plutôt servi le chef de l'État », estime pour sa part Karim, un
ancien cadre du Parti des travailleurs qui préfère garder
l'anonymat. En agitant le spectre des « dangers qui menacent
l'Algérie », en répétant que « nul n'a le droit d'engager le pays
dans l'aventurisme », elle se serait de facto prononcée contre le
changement. « C'était une sorte de message subliminal », dit-il. «
Même si c'est une femme respectable, il est vrai qu'elle a quelque
peu favorisé le pouvoir, renchérit Ali Yahia Abdennour, fondateur et
président de la Ligue de défense des droits de l'homme. En tout cas,
c'est comme ça que sa position a été interprétée. »
Karim est un vieux compagnon de route de Hanoune, qu'il a côtoyée
dès 1986, à l'OST. « Lorsque nous avons été rattachés à la IVe
Internationale, nous avions la chance d'avoir un porte-parole qui
maîtrisait parfaitement le français et l'arabe et développait un
discours d'opposition. Mais, en réalité, nous étions très
minoritaires. Notre discours ne proposait aucune alternative
politique, c'était un programme d'agitation. »
En 2001, après les événements de Kabylie, il a définitivement
claqué la porte du parti. « Le FFS avait appelé à une manifestation,
se souvient-il. Louisa voulait s'y associer, mais, au sein de la
direction, nous n'étions pas très enthousiastes. Finalement, nous
avons reçu de l'Internationale l'ordre de préparer la manifestation
et j'ai donné ma démission. » C'est, dans le jargon communiste, ce
qu'on appelle le « centralisme démocratique ». « Le problème,
poursuit Karim, c'est qu'il n'y a pas vraiment de direction
algérienne. La ligne politique est entièrement définie par la IVe
Internationale. »
Les membres du parti ne seraient-ils que les exécutants d'une
politique venue « d'en haut » ou « d'ailleurs » ? Ce n'est en tout
cas pas le cas de Louisa Hanoune, qui est membre de la direction
internationale. « Le parti n'existerait pas sans elle, résume Karim.
Le problème est qu'elle est devenue un extraordinaire phénomène
médiatique. Je suis sûr qu'elle va se sentir rapidement à l'étroit
au sein de l'Internationale. Elle ne sacrifiera certainement pas sa
vie pour une révolution qui ne viendra jamais. D'ailleurs elle n'y
croit pas elle-même. Je pense que le PT n'est pour elle qu'un
marchepied en vue de la fondation d'un autre parti. »
En attendant, Louisa Hanoune s'est déjà remise au travail. Elle
avoue avoir ri « de bon coeur » quand son score a été revu à la
baisse par le Conseil constitutionnel : à peine plus de cent mille
voix, c'est peu, très peu... Qu'à cela ne tienne, elle vient de
rédiger une lettre ouverte au président de la République, afin de «
désamorcer les multiples bombes politiques et sociales susceptibles
d'être activées à tout moment ». Pour parer à cette éventualité, le
PT demande au chef de l'État de convoquer d'urgence un « congrès
national algérien » regroupant « partis, institutions, corps
constitués et personnalités influentes ». Objectif : « restaurer la
paix et garantir le pain et la dignité à toutes et à tous ». Et,
accessoirement, permettre au parti de Louisa Hanoune de « peser
positivement » sur la vie politique.