| Israël
Menahem Gourary, le représentant à Paris de l'Agence juive, veut
encourager les juifs français à venir s'installer en Israël. Portrait d'un
militant au parcours controversé. Emmanuel Saint-Martin
Comme environ la moitié de la population israélienne, il est né
ailleurs puis a fait son alya. Sauf que, pour lui, la « montée » à
Sion, le retour vers Israël, est plus qu'un cheminement personnel. C'est
aussi devenu une profession. Depuis deux ans, Menahem Gourary est, en tant
que directeur de l'Agence juive pour la France, chargé d'aider les juifs
de France à émigrer en Israël. D'ordinaire, la fonction ne permet guère de
sortir de l'ombre, les consignes étant plutôt de se faire discret pour ne
pas se heurter à une communauté où les sionistes n'ont jamais été
majoritaires. Gourary, lui, a fait parler de lui. Question de personnalité
et, surtout, de circonstances. Les manifestations d'antisémitisme en
France, autant que les tiraillements entre les gouvernements français et
israélien sur fond de crise palestinienne, ont subitement fait de
l'alya des juifs de France une question éminemment sensible. Et
politique. La plus récente de ses apparitions médiatiques a tout d'un piège, en
tout cas tel qu'il l'expose. Au cours du mois de juin, le quotidien
israélien Maariv (droite) a ainsi assuré que Menahem Gourary et
l'Agence juive avaient concocté un plan pour inciter les juifs de France à
quitter en masse l'Hexagone. « Sarcelles d'abord » était le nom de code de
l'opération. Des centaines d'émissaires venus d'Israël allaient prendre
d'assaut les banlieues françaises pour venir y secourir les juifs en butte
à l'antisémitisme. Après les juifs d'Ethiopie, ceux d'URSS ou encore
d'Argentine, des milliers de Français allaient fuir la France pour faire
leur alya en Israël. L'Agence assurait que 30 000 juifs français
s'apprêtaient à rejoindre Israël dans un bref délai. Le problème, c'est que le plan « Sarcelles d'abord » a jeté la stupeur
chez les représentants des institutions juives de France, qui, s'ils
n'ignorent rien de la recrudescence des violences antisémites, ne se
voient pas du tout la valise à la main, prêts à fuir les pires périls. Le
président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de
France), Roger Cukierman, qui n'est pourtant pas le dernier à sonner
l'alarme devant la montée de l'antisémitisme en France, s'en est étranglé
de rage : « Israël ne peut pas faire ce type d'annonce en passant
au-dessus de notre tête. » Rassuré par les prises de position officielles, celle de Jacques Chirac
en tête, montrant l'intention de lutter contre l'antisémitisme, Roger
Cukierman redoute cette intrusion d'un « jeu politique israélien »
sur la scène française. « Notre souci à nous, assène-t-il, n'est
pas d'inciter les juifs à fuir mais de faire en sorte qu'ils puissent
vivre normalement ici, en France ! » Menahem Gourary assure qu'il a été victime de la vindicte de
Maariv contre la France et ses gouvernants. En octobre 2003, déjà,
le quotidien avait publié en une la photo de Jacques Chirac, traité d'«
antisémite numéro un » et de « collabo » pour avoir trop
mollement réagi à des déclarations ouvertement antisémites du président de
la Malaisie Mahathir Mohamad. Cette fois encore, en montant en épingle ce
qui n'était qu'un « plan de travail classique », Maariv a
tenté de surfer sur les inquiétudes des juifs français pour clouer une
nouvelle fois la France au pilori. Le directeur de l'Agence juive, lui, s'empresse de dire qu'il n'a
jamais voulu utiliser ces tensions. Et récuse les comparaisons avec les
alyas de masse organisées pour sauver les juifs d'Ethiopie, ceux
d'URSS ou, plus récemment, les Argentins confrontés à la crise économique.
« Il s'agissait d'alyas de détresse. En France, au contraire,
nous préconisons une alya de choix. Les motivations individuelles
des gens qui décident de partir sont d'ailleurs bien trop diverses pour se
prêter à une quelconque interprétation politique. » Seulement, avec cette polémique, Menahem Gourary est comme
rattrapé par une réputation que son action, des plus consensuelles, avait
effacée. Car en prenant ses fonctions il y a deux ans, ce grand barbu
avait inquiété plus d'un militant juif de France, particulièrement parmi
la gauche, sioniste ou non. En Israël, il était depuis quinze ans l'un des
porte-parole le plus en vue des colons de Cisjordanie. Directeur du
conseil régional de Mathé Benyamin, qui regroupe une quarantaine de
localités entre Ramallah et Jéricho, il ne manquait jamais une occasion de
prendre la parole pour défendre les intérêts des colons (qu'il n'appelle
évidemment jamais ainsi). Venu en Israël à 20 ans, en 1976, pour un an, il y est, dit-il, «
tombé amoureux du sionisme et d'Israël ». Il abandonne alors ses
études commerciales en Belgique pour s'orienter vers le travail
communautaire. En Israël, il découvrira aussi la religion au contact du
rabbin Léon Ashkénazi, dit « Manitou », un des maîtres à penser du
judaïsme francophone. Et c'est pour aller « plus loin dans son
engagement » qu'il a décidé de s'installer en Judée et Samarie (il ne
dit pas, non plus, Cisjordanie). Là, il répétait à l'envi (notamment au
Point en 2000) qu'il faudrait le déloger fusil au poing, ou encore
qu'il restait 40 % des terres à prendre en Judée et Samarie. A l'époque,
il envoyait aussi chaque semaine à l'hebdomadaire français Actualités
juives une tribune au contenu plutôt musclé. En troquant son « uniforme » de colon jean-baskets pour le
costume-cravate de directeur de l'Agence juive, il n'a pas abandonné sa
kippa mais jure qu'il a mis ses convictions religieuses et politiques dans
sa poche. Et de fait il lui a fallu peu de temps pour se tailler une
réputation d'ouverture, de tolérance dans la communauté juive de France,
loin de l'image du colon extrémiste. Bien peu de gens de son bord se
permettent, comme il le fait, de tomber publiquement dans les bras du
journaliste Charles Enderlin, correspondant de France 2 à Jérusalem,
devenu notamment pour les colons francophones un symbole honni. Comme beaucoup de responsables d'organisations juives de gauche, Arfi
Yonathan, président de l'UEJF (Union des étudiants juifs de France), a été
surpris par le personnage. « On s'attendait à un discours plus dur, or
il s'est montré très ouvert, très attentif. » Pour qui l'a connu en
porte-parole des colons, la métamorphose est spectaculaire. Il est d'une
prudence de Sioux, refuse tout commentaire politique. Tout juste se
hasarde-t-il, après une question sur le retrait israélien de Gaza, à
affirmer que le sionisme est « par nature » une politique de
compromis. En fin politique, il est d'abord réaliste. Et sait bien que, pour qui
veut encourager l'alya, les colonies sont le dernier des arguments
de vente. Les juifs français qui vont en Israël s'installent
principalement dans les villes de la côte, à Ashdod, Natanya ou Ashkelon.
Seulement 6 % choisissent les « villages communautaires de Judée et
Samarie ». Etat démocratique, « le seul du Moyen-Orient »,
s'empresse-t-il de préciser, Israël s'enorgueillit de laisser les gens
libres de s'installer où ils veulent. Ce qui compte, pour lui, c'est
qu'ils viennent. Et, il en est sûr, ils sont de plus en plus nombreux à
vouloir franchir le pas. Le chiffre de 30 000 juifs français prêts à faire
leur alya n'a pas été inventé par Maariv : Gourary l'a bien
énoncé. « Une enquête a montré que 6 % des juifs français, ce qui fait
30 000 personnes, se disaient prêts à partir en Israël dans un avenir
proche. En 1988, une enquête similaire donnait 3 %. Or il y a eu 17 000
personnes, soit 3 % de la communauté française, qui ont fait leur
alya entre 1988 et 2002. » Bref, même si ses espoirs ne sont pas déçus, il faudra de
nombreuses années pour que ces 30 000 juifs français gagnent la Terre
promise. L'an dernier, 2 380 ont fait ce choix (un peu moins qu'en 2002).
Pour l'année en cours, il en attend 3 000. Une légère augmentation, qui
prouve, à la veille de son départ, prévu le mois prochain, que le
directeur de l'Agence juive fait bien son travail. Mais qui ne traduit
aucune fuite. « On doit être à peu près à 0,33 % de la communauté juive
française, assène Roger Cukierman. Preuve que le mouvement reste,
comme il l'a toujours été en France, très marginal. » Preuve, surtout,
que les intérêts de l'Etat d'Israël et ceux de la communauté juive de
France ne sont pas toujours convergents.
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