Hicham Mandari, un Marocain de 32 ans,
qui avait autrefois ses entrées à la cour de Hassan II, a été
assassiné, le 4 août, en Espagne. L'épilogue d'un destin
météorique pour un intrigant plein de ressources, qui menaçait de
révéler les secrets de la monarchie chérifienne.
L'assassin n'a pas mis de silencieux. C'est l'unique dérogation à
la sobriété du meurtre, très professionnel, de Hicham Mandari, le 4
août, près de Marbella (Espagne). Dans le dernier quart d'heure
avant minuit, ce Marocain de 32 ans tombe face à terre, tué d'une
seule balle - calibre 9 mm - tirée à bout portant dans la nuque, du
bas vers le haut.
Une mort par excès de confiance qui ne
ressemble pas à la victime. En cavale depuis six ans, depuis qu'il
avait fui le Maroc ou, plus précisément, le palais royal, Hicham
Mandari nourrissait une méfiance grandissante envers tout et tout le
monde : les galeries marchandes sans issue, les rendez-vous fixés
trop longtemps à l'avance, les faux opposants, les gardes du corps
"retournés" par les services secrets de son pays, constamment à ses
trousses.
Une tentative d'enlèvement, puis trois tentatives d'assassinat -
la dernière, à Paris, dans la nuit du 22 au 23 avril 2003, l'avait
envoyé à l'hôpital avec trois balles dans le corps - avaient
transformé ce golden boy de la jet-set marocaine. Gonflé de
corticoïdes, il marchait avec une canne-épée, claudiquant du pied
droit. Mais, dans sa tête, sa fuite en avant s'emballait, la
martingale de ses révélations-chantages touchait au va-tout final.
Amplifié par l'écho fou dans le parking fermé où s'est produit le
crime, le règlement de comptes a été sonore. "Un bruit s'était
échappé du méchouar", la cour du palais, commentera, en privé,
un grand commis du pouvoir royal marocain. "Il a fait le tour du
monde, mais il a été rattrapé."
Hicham Mandari embrasse le béton dans le garage no 5 du complexe
résidentiel de Molinos de Viento, à Mijas, une localité entre Malaga
et Marbella. Sous sa chemise arrachée du pantalon, également ouvert,
perce le gilet pare-balles léger qu'il s'était habitué à porter. Ce
n'était pas une découverte pour son assassin. Celui-ci l'a fouillé
pour enlever de la petite boîte noire en plastique que la victime
portait cachée sous l'aisselle, une clé parmi des versets du Coran.
La police espagnole ne trouve que ces bouts de sainte écriture et,
joli pied de nez de quelqu'un qui brassait l'argent comme d'autres
l'air, 170 euros. Une misère.
A quel trésor la clé dérobée donne-t-elle accès ? Ce n'est pas la
seule question sans réponse. La Guardia Civil recueillera les
témoignages contradictoires de plusieurs habitants. L'un affirme
avoir vu "trois Arabes" se disputer, peu avant le crime, sur
le trottoir, dehors. Un autre dit avoir aperçu des hommes
s'engouffrer dans le parking au moment où en sortait une voiture. Un
troisième, un enfant, prétend avoir vu deux hommes s'enfuir du
parking, après le coup de feu, puis monter dans une fourgonnette
blanche qui les attendait, avec un troisième homme au volant...
"On n'a qu'une seule certitude, confie une source proche de
l'enquête. Mandari a été tué le jour même de son arrivée en
Espagne. En fait, il s'est rendu directement à ce rendez-vous
fatal."
Mais qui pouvait bien être la connaissance intime qui lui
inspirait confiance au point de le faire accéder à l'immeuble par le
parking fermé où il a été abattu, sans offrir de résistance, surpris
avant d'atteindre l'une des deux portes permettant de monter dans
les appartements, dont beaucoup sont loués par des Marocains ?
"On va le savoir, et même assez rapidement", assurent les
enquêteurs espagnols.
Ces derniers ont fait preuve d'habileté. Pendant huit jours, ils
n'ont pas rendu publique l'identité de la victime, officiellement
parce que la police française a tardé, jusqu'au 11 août, à répondre
à leur requête lancée, via Interpol, à partir d'une carte
téléphonique France Télécom et d'un - faux - permis de conduire
italien trouvés sur Mandari. En fait, le ministère de l'intérieur
espagnol a attendu jusqu'au 13 août avant de révéler l'assassinat,
pour repérer les proches du Marocain et "voir qui allait
s'inquiéter de sa disparition".
La ruse a permis de remonter jusqu'à un Franco-Algérien domicilié
en région parisienne, qui avait fourni à la victime le faux permis
italien. C'est lui, aussi, qui avait vu Mandari juste avant son
départ en avion, le mercredi 4 août, en fin d'après-midi. "Je
vais pour deux jours en Espagne, et peut-être en Italie. Si je reste
plus longtemps, tu me rejoins", lui avait-il dit autour d'un
café. Geste sans précédent, même s'il ne semblait traduire aucune
inquiétude particulière, il lui avait confié l'un de ses téléphones
portables et, surtout, son agenda.
La police espagnole espère trouver dans cet agenda le nom qui
manque au rendez-vous avec la mort sur la Costa del Sol. Peine
perdue, selon plusieurs proches de Hicham Mandari. "Chez lui,
tout était codé", affirment-ils à l'unisson. "C'était un
rendez-vous galant, glisse l'un d'eux, sans dire d'où il tient
cette information. Hicham allait voir une femme dont il était
fou, qu'il couvrait d'or." Et de citer le nom, très connu, d'une
fille de la nomenklatura du royaume, qui, comme tant d'autres, était
en effet en vacances à Marbella au début du mois d'août.
Se non è vero, è ben trovato : l'homme qui devait tout aux
femmes, sa jeunesse dorée, son entrée au palais, "son" argent et son
butin de secrets, aurait péri par la faute, volontaire ou
involontaire, de l'une d'entre elles.
Le quartier Hassan, à Rabat, dans les années 1980. Fils d'un
couple séparé, élevé par sa mère, Sheherazade Mandari, née Fechtali,
le jeune Hicham grandit, en fait, au foyer de Hafid Benhachem, futur
directeur de la Sécurité nationale, dont les deux fils adoptifs
forment avec leur copain un trio inséparable. Jamais à court
d'argent, ils sont les premiers à avoir des motos pétaradantes, les
premiers aussi à fréquenter la boîte de nuit la plus huppée de la
capitale marocaine, le Jefferson, dont Hicham est la star-caïd dès
l'âge de 15 ans. S'ensuit une fugue amoureuse qui aurait pu mal se
terminer. Hicham ravit Hayat Filali, fille du conservateur du palais
royal de Bouznika. Les jeunes amoureux sont rattrapés. En lieu et
place du châtiment redouté, ils obtiennent la bénédiction du roi -
indispensable aux parents de tous les serviteurs en vue au palais -
pour pouvoir s'unir légalement.
La responsable de ce miracle est une tante de Hayat, Farida
Cherkaoui, concubine favorite du souverain, le grand amour de sa
vie. C'est elle qui apaise l'orgueil bafoué du père et obtient
l'arbitrage du roi. Celui-ci fait même entrer le jeune Hicham dans
ses services, comme "chargé de mission" au département de la
sécurité que préside Mohamed Médiouri. Hassan II ne se doute pas
qu'il provoque ainsi le premier court-circuit qui fera disjoncter le
centre névralgique du makhzen, le pouvoir traditionnel au
Maroc, fondé sur l'accumulation de richesses - le mot est à
l'origine du terme "magasin", en français - et sur des réseaux
personnels d'allégeance. Mohamed Médiouri était en effet épris de
l'épouse légitime de Hassan II, "la mère des princes". Il l'épousera
après la mort du roi, en 1999, et vit aujourd'hui avec elle entre
Versailles et Marrakech.
Le roi connaissait-il les sentiments de l'homme qui veillait sur
sa sécurité ? Nul ne le sait avec certitude. Mais Mandari, lui,
n'ignorait rien du secret de son supérieur, sans doute grâce à sa
grande amie Farida Cherkaoui. D'ailleurs, il n'était pas à un viol
d'intimité près. A peine admis au palais, il commençait à apporter
des cadeaux aux femmes du harem, avant de distribuer aux recluses du
roi, interdites d'accès au téléphone, des portables, dès que ceux-ci
ont été mis en vente au Maroc...
Un futur chroniqueur de la dynastie chérifienne, vieille de
quatorze siècles, devra consigner le nom de Hicham Mandari comme
celui de l'homme qui perça les murs épais du palais et éventa les
arcanes d'une monarchie de droit divin rendue mortelle par les mœurs
humaines, trop humaines, de la famille régnante. Il devra ajouter,
s'il est scrupuleux, que le même Hicham Mandari vola son roi, quand
celui-ci fut à l'article de la mort, et tenta de faire chanter son
fils et successeur, Mohammed VI.
En trente-huit ans de règne, Hassan II a fait trembler ses
sujets, jamais à l'abri d'une arrestation arbitraire, d'un passage à
tabac dans un commissariat, d'une séance de torture dans un "point
fixe" du réseau parallèle des centres de détention, voire d'une
"disparition" ou de l'envoi dans un bagne secret, tel que celui de
Tazmamart.
Mais, à la fin de sa vie, l'autorité du souverain, rongé par la
maladie, ne suffisait plus à contenir la rapacité de ses serviteurs
les plus proches. Craignant la remise en question de leur rente de
situation à l'heure de la succession, ceux-ci se sont mis à piller
le palais, à en emporter tout ce qui pouvait l'être : vaisselle,
tableaux, tapis et meubles... Or seul Hicham Mandari, grâce aux
complicités féminines, mais, aussi, en associant d'autres courtisans
au partage, a eu le bras assez long pour atteindre le saint des
saints, la chambre servant de coffre-fort au palais de Rabat.
Qu'a-t-il subtilisé ? Une dizaine de chèques du roi, c'est sûr.
Des bijoux de famille, selon certains. Des "documents
secrets" et, en particulier, l'inventaire du patrimoine royal
placé à l'étranger, selon ses propres dires. Vrai ou faux ? En tout
cas, Mandari a fait de cette rumeur, pendant six ans, un moyen de
chantage très efficace et un feuilleton médiatique à
rebondissements.
Mais, d'abord, il lui a fallu fuir, quand le secrétaire
particulier de Hassan II, Abdelfettah Frej, après un séjour à
l'hôpital, a été joint par une banque luxembourgeoise lui demandant
d'authentifier le paraphe royal au bas d'un chèque portant sur une
forte somme. Quand Hassan II l'a appris, les murs du palais ont
tremblé. Cependant, son "chargé de mission" lui a échappé.
Prévenu par ses complices bien placés, Hicham Mandari, sa femme
Hayat et leur bébé, une fille, ont pu gagner l'étranger, aussitôt
pris en chasse par les services secrets marocains.
"Sa Majesté m'a confié l'enquête sur ces vols", raconte au
Monde Driss Basri, qui fut pendant vingt ans l'inamovible
ministre de l'intérieur de Hassan II, son "grand vizir" comme on
aurait dit du temps du sultanat. "Par déférence pour le roi",
Driss Basri n'a pas cherché à savoir ce qui s'était passé à
l'intérieur du palais. Mais, dès l'été 1998, spécialement envoyé à
Paris pour quérir le concours des autorités françaises, il avait
conclu au sérieux de l'affaire. "Je pense que Mandari détenait
effectivement trois ou quatre secrets d'Etat." M. Basri
aurait-il livré cette confidence s'il n'était pas lui-même,
aujourd'hui, en froid glacial avec Mohammed VI, s'il n'était pas de
fait exilé à Paris, sans passeport marocain valable ni titre de
séjour en France ?
Via Paris, Bruxelles et Francfort, Hicham Mandari et sa famille
finissent par gagner les Etats-Unis, sur les conseils d'un avocat
américain, Me Ivan Stephen Fisher. C'est lui, aussi, qui mènera, à
Chicago, des négociations avec des représentants du Maroc,
l'ambassadeur à New York, Ahmed Snoussi, le numéro deux du
secrétariat particulier de Hassan II, Abdelkarim Bennani, et Driss
Benomar, alors au ministère de l'intérieur à Rabat. Un grand cabinet
d'avocats à Washington, Zuckerman, est commis pour prodiguer ses
conseils au royaume. Dès lors, les quatre fils conducteurs de
l'"affaire Mandari" - les tractations, les chantages par voie de
presse, les violences et l'assourdissement judiciaire - ne cesseront
plus de s'enchevêtrer, dans une spirale ascendante.
L'échec du tour de table de Chicago précède de peu la
publication, le 6 juin 1999, dans le Washington Post, d'un
encart publicitaire dans lequel Mandari s'adresse au roi chérifien.
Le fugitif s'y affirme "victime de mensonges", demande la
restitution de ses "bijoux" en même temps qu'une "grâce
royale", mais prévient aussi, sans détour : "Comprenez,
Majesté, que, pour ma défense et celle de mes proches, j'ai préparé
des dossiers qui contiennent des informations (...)
dommageables pour votre image à travers le monde." Douze
jours plus tard, Mandari fait l'objet d'une tentative d'enlèvement à
Miami, en Floride, où il s'est installé. Il en réchappe.
En juillet 1999, Hassan II meurt. Mais, pour le moins, l'arrivée
au pouvoir du prince héritier ne vide pas l'abcès d'un scandale que
Mohammed VI s'emploiera également à étouffer par tous les moyens. La
présence de Hicham Mandari aux Etats-Unis commence à peser sur les
relations entre Rabat et Washington, comme l'atteste une note, datée
du 5 août 1999, du Diplomatic Security Service du département
d'Etat, qui souligne le "très grand intérêt" que le royaume
attache à la récupération de ce ressortissant en situation
irrégulière sur le sol américain.
L'ex-ministre marocain de l'intérieur, Driss Basri, confirme
avoir diligenté des démarches officielles auprès du gouvernement
américain, sur instruction de Mohammed VI, afin d'obtenir
l'extradition de l'ancien courtisan, voleur mué en marchand de
secrets. M. Basri se souvient aussi à quel point le dossier des
"faux dinars du Bahreïn" - la contrefaçon et la mise en circulation
de l'équivalent de 350 millions de dollars, dans laquelle Hicham
Mandari est impliqué - a été une aide providentielle pour envoyer le
racketteur du roi en prison et, par la même occasion, l'assécher
financièrement par le blocage de ses comptes.
En août 1999, dans le cadre des poursuites engagées contre les
faussaires de dinars bahreïnis, Mandari est arrêté aux Etats-Unis.
Débute alors, pour lui, la période la plus noire de sa longue
épreuve de force avec le trône alaouite. Il va se ruiner en frais
d'avocat, en honoraires pour un détective privé, et finira "essoré"
par des "amis" qui lui proposent une aide dont il pense ne pas
pouvoir se passer. Il restera presque trois ans enfermé dans une
cellule de la prison fédérale de Miami, se battant pied à pied pour
éviter ce qui aurait été la fin pour lui : son extradition au
Maroc.
Dans ce combat inégal, il se trouve un allié, un autre courtisan
tombé du carrosse royal, Ali Bourequat, l'un des trois frères à la
double nationalité française et marocaine, qui, pour s'être
également mêlés de secrets d'Etat et d'alcôve, avaient été emmurés
pendant dix-huit ans dans le bagne-mouroir de Tazmamart. Après leur
libération et leur arrivée en France, le 3 janvier 1992, les frères
Bourequat, eux aussi, avaient "négocié" avec Hassan II leur silence
et obtenu, chacun, 10 millions de francs qu'ils avaient encaissés
dans une banque à Genève. Mais c'est son statut de réfugié politique
aux Etats-Unis qui rend Ali Bourequat particulièrement précieux pour
son compatriote aux abois. Car Ali Bourequat ne s'est pas vu
octroyer cette protection, le 31 mars 1995, en raison du calvaire
subi au Maroc, mais à la suite de menaces pesant sur lui... en
France et dans lesquelles serait impliqué l'ancien ministre de
l'intérieur Charles Pasqua !
En gagnant Ali Bourequat comme "témoin expert" à son procès,
Mandari espère bâtir une défense contre son éventuelle extradition
vers la France, antichambre d'un renvoi au Maroc, puisque Paris, à
la différence de Washington, est lié par un traité d'entraide
judiciaire avec Rabat. En effet, c'est la justice française qui a
lancé le mandat d'arrêt international en vertu duquel, pour
l'affaire des faux dinars, Hicham Mandari a été placé sous écrou
extraditionnel.
Jamais le pouvoir chérifien n'aura été aussi près de faire rendre
gorge à Mandari que du temps de sa détention en Floride, entre 1999
et 2002. Parce que ce qui est dur pour le prisonnier est à la limite
du supportable pour sa femme Hayat et sa petite fille. Hayat vit à
Miami sans papiers et presque sans argent, à la merci de la
générosité occasionnelle de proches. Une fois par semaine, elle se
rend à la prison - un trajet d'une heure et demie - pour soutenir le
moral de son mari. Celui-ci payera mal en retour sa loyauté. Mais,
en attendant, le couple fait face au pouvoir royal, qui pense avoir
opté pour la bonne stratégie. L'affaire des faux dinars du Bahreïn
lui permet, avec l'aide de la France, d'actionner le bras de la
justice, sans parler de l'embarrassante effraction au palais de
Rabat. Encore que ce transit par la France n'inspire rien qui vaille
au roi. "En France, la justice et la presse ne sont plus tenues.
On va avoir des problèmes", aurait-il maugréé, selon Driss
Basri. C'était bien vu.
Hicham Mandari mènera grand train à Paris. Extradé par les
Etats-Unis, en mai 2002, sous réserve que la France ne le livre pas
au Maroc (un engagement - public - cependant jamais formellement
acté dans le dossier d'instruction), l'homme qui veut faire chanter
le roi du Maroc finit par être remis en liberté provisoire et
retrouve sa marge de manœuvre, considérable à en juger les résultats
: il roule dans des Mercedes 4 × 4 aux vitres fumées, précédé et
suivi de ses propres motards, entouré de gardes du corps, avec
oreillettes et lunettes noires... Il fait des Champs-Elysées son
golden mile, s'installe à demeure dans des hôtels de luxe,
distribuant des pourboires faramineux, entretenant toute une cour de
Franco-Maghrébins et de Franco-Libanais, de "Tony", le loueur de
limousines, à "Amina", qui coiffe et masse le seigneur de l'argent
facile.
D'où lui viennent les sommes considérables qu'il dépense sans
compter, entre autres en cadeaux encombrants pour des récipiendaires
qui ne lui ont parfois rien demandé ou craignent les "services"
qu'ils auront un jour à rendre à leur munificent bienfaiteur ? De
son temps de missi dominici au palais chérifien, Hicham Mandari a
gardé de lucratives relations, de sincères amitiés comme des liens
plus interlopes, les deux n'étant d'ailleurs pas exclusifs.
C'est ce qu'illustre l'affaire des "faux dinars du Bahreïn". Lié
au prince héritier bahreïni de l'époque, entre-temps devenu roi dans
son émirat, Mandari fréquente également un Zaïrois proche de la
famille de feu le maréchal Mobutu, Richard Mwamaba, qui songe à une
variante d'un tour de passe-passe inventé par l'ancien maître de
Kinshasa. Celui-ci fit imprimer, à l'étranger, des "double séries"
de sa monnaie non convertible, alimentant ainsi l'hyperinflation,
mais, aussi, sa cour, son armée, ses services de sécurité
tentaculaires.
Cette fois, l'idée consiste à imprimer, avec un mandat légal de
l'autorité monétaire du Bahreïn, une monnaie convertible : de
vrais-faux billets de 20 dinars, en de telles quantités que la mise
en circulation devait s'opérer simultanément dans de nombreux pays,
les "changeurs" obtenant une commission de 10 pour 100. Huit tonnes
de coupures, dont chacune valait environ 50 euros, devaient faire
l'affaire de beaucoup de monde, dont des chefs d'Etat... Mandari ne
cherchait qu'à encaisser son "courtage", en plaçant, sous sa vraie
identité, plusieurs millions de dinars dans des bureaux de change
sur les Champs-Elysées et à Beyrouth. Mais c'est ainsi qu'il s'est
fait ferrer dans un dossier qui ne devait être, pour lui, qu'une
levée de fonds parmi d'autres.
"Il croyait qu'on pouvait tout acheter, que chacun d'entre
nous avait un prix." Anas Jazouli, demandeur d'asile en France,
garde des souvenirs mitigés de son aventure au côté de Mandari.
Marocain, ancien organisateur de concours de beauté, en délicatesse
à la fois avec les islamistes et avec le pouvoir, il a monté en
France l'Association des opposants marocains à l'étranger, qui
recrute parmi les jeunes de la banlieue parisienne. "Vous avez
besoin d'argent et moi de troupes", lui avait expliqué Mandari,
avant de fonder avec lui et un pseudo-opposant vite approché par les
services secrets du royaume, le Conseil national des Marocains
libres (CNML). C'était en mai 2003, à peine un mois après le second
attentat, sur le sol français, contre Mandari, atteint de trois
balles, dont une avait failli toucher la moelle épinière.
Dans ce contexte, le CNML lui sert de sigle à apposer sur des
communiqués incendiaires, lui confère une légitimité politique pour
publier des interviews-chocs dans la presse espagnole et algérienne,
parfois en rémunérant le journaliste. L'été 2003, pour narguer les
dignitaires marocains sur leur plage préférée, des "militants" du
CNML, une dizaine d'hommes recrutés pour l'occasion, exhibent, à
Marbella, des T-shirts portant l'inscription "Le Maroc en danger
! Ensemble, réagissons !".
A la même période, en juin 2003, l'ultime lien qui amarrait
Hicham Mandari à un bonheur autre que l'amour de l'argent et la
haine du palais se brise : délaissée à Miami, abandonnée avec sa
petite fille, Hayat négocie avec le pouvoir royal son retour au
pays. Perdant ainsi son dernier centre de gravité, Hicham Mandari
sort de l'orbite, plonge dans le vide. Il affirme désormais urbi
et orbi être le fils de Hassan II et de sa favorite Farida
Cherkaoui, et donc le frère de l'actuel souverain, Mohammed VI.
La dernière négociation entre l'"opposant" et le palais sera le
bouquet final d'une mauvaise foi partagée. Surnommé dans son pays
"le banquier du roi", Othman Benjelloun, président de la
Banque marocaine du commerce extérieur et du Groupement
professionnel des banques du Maroc, en même temps que patron du
groupe de presse qui édite Le Matin du Sahara, le journal
officiel du royaume, se déclare victime d'un "chantage" et
porte plainte pour "extorsion de fonds" contre Mandari. Ce
dernier prétend que son interlocuteur, en mission commandée pour le
roi, a tenté de lui racheter ses fameux secrets, de le réduire au
silence sous un épais matelas de billets.
Le fait est que les deux hommes ont déjeuné, le 11 septembre
2003, dans l'un des meilleurs restaurants de Paris. Le banquier a
donné à l'ennemi public numéro un du Maroc d'abord 230 000 euros,
puis, le lendemain, en l'emmenant dans son jet privé à Genève, 2
millions d'euros de plus, le tout en liquide. Ce n'est que sept
jours plus tard, lors du rendez-vous pour un deuxième versement,
qu'Othman Benjelloun fait intervenir la brigade de recherches et
d'investigations financières, qui arrête Mandari dans un hôtel de la
place Vendôme. Il y attend de se faire payer 2,2 millions d'euros
supplémentaires par Othman Benjelloun. Celui-ci explique avoir
accepté de payer pour préserver sa bonne réputation professionnelle
qu'aurait menacé de salir le destinataire de ses fonds...
Mandari repart en prison. Remis en liberté provisoire en janvier
2004, il enfreint le contrôle judiciaire qui lui est imposé en
voulant se rendre en Espagne, en voiture. Il est intercepté par la
police près de Bordeaux, lors d'un contrôle de routine, auquel il
tente de se soustraire en usurpant l'identité d'un membre de la
famille royale marocaine. De nouveau incarcéré, il sortira seulement
le 15 juillet de la maison d'arrêt de la Santé, à Paris. Il ne lui
reste alors que vingt jours à vivre.
L'épilogue est digne d'un destin d'exception, même si Hicham
Mandari ressemblait plutôt à une fleur du mal. "Il était comme
une orchidée, opine l'un de ses amis, beau à regarder, mais
enraciné dans la boue." S'étant répandu en confidences sur de
prochaines "révélations", il devait annoncer, à Marbella,
l'ouverture d'une station de radio-télévision locale émettant en
direction du Maroc. Dans un communiqué publié le 2 août, une
association marocaine implantée sur la Costa del Sol avait
d'ailleurs fait savoir qu'elle ne se laisserait pas embrigader dans
ce énième chantage d'apparat. Deux jours plus tard, Mandari s'est
écroulé dans le parking de Mijas.
Qui l'a tué ? L'un de ses anciens obligés cite, sans preuve, le
nom de "son garde du corps russe", en fait un Caucasien qui
lui aurait initialement servi de "protecteur" à la Santé, où Mandari
a en effet été sévèrement tabassé par un codétenu, le 8 mai 2004.
"Le Russe lui a été mis dans les pattes pour exécuter un
contrat." En admettant que cela soit vrai, qui a été le
commanditaire du crime ? Toutes les pistes, aussi crapuleuses,
restent ouvertes, même si l'on ne peut qu'être intrigué par un coup
de pouce du sort qui a, peut-être, expédié de vie à trépas
l'ex-courtisan transformé en "vengeur d'argent", selon
l'heureuse expression d'un enquêteur espagnol. Le 27 juillet, Le
Journal hebdomadaire, un magazine indépendant édité à
Casablanca, a publié une interview fracassante de Mandari et
plusieurs articles le concernant, tout un dossier titré - de façon
prémonitoire - "Du méchouar à Marbella : l'énigme Mandari". Y était
annoncée, pour le 1er août, "une campagne de
communication particulièrement nuisible pour le Maroc". Mais,
surtout, y étaient reproduits, en fac-similé, deux des chèques
dérobés au palais de Rabat. Pour la première fois, après tant
d'années de vaines menaces, une preuve matérielle du butin secret
était ainsi jetée sur la place publique, qui plus est au Maroc.
Cette fois, Hicham Mandari allait donc franchir la ligne rouge,
commencer à "déstocker". Tout le monde l'a pensé. Or Le Journal
avait omis de préciser que ces fac-similés lui avaient été
fournis non pas par Mandari, mais, depuis les Etats-Unis, par Ali
Bourequat, auquel l'ancien détenu à Miami les avait confiés dans un
moment de désespoir, quand il n'avait plus cru à sa bonne
étoile...
Stephen Smith