Les uns restent, d'autres pas. Les juifs de
France qui partent faire leur "alya" en Israël n'y vont pas tous
pour les mêmes raisons, et tous n'y trouvent pas la même chose. Deux
exemples l'attestent.
Har Homa, terminus de la ligne 14. Le bus venu du centre de
Jérusalem diffuse une chanson douce des Beatles. Atmosphère
apaisante, usagers stoïques : par deux fois, le 11 juin 2003 et le
22 février 2004, la ligne a été la cible d'attentats-suicides, tuant
17 et 8 personnes. Après un adroit slalom entre deux engins de
chantier, le chauffeur dépose ses derniers passagers sur la colline,
en face de la ville palestinienne de Bethléem.
Depuis 1997, Har Homa accueille un vaste projet immobilier.
Officiellement, 1 700 familles y sont déjà installées, près de 5 000
autres sont censées les rejoindre. Le va-et-vient des bulldozers et
des camions, conduits par des ouvriers palestiniens, soulève d'épais
nuages de poussière. Cette pellicule qui se dépose partout ne gêne
pas les époux Zerbib. Au contraire, elle serait plutôt bonne pour le
commerce : voilà deux semaines que le couple a ouvert un pressing.
"Les débuts sont encourageants", estime Rivka, 44 ans, au
milieu des effluves entêtants de produits d'entretien. Ce bon
présage renforce Itshak dans ses certitudes. "Notre vie est
ici, assure cet homme de 40 ans. Chaque matin, je me lève, je
regarde le paysage et je remercie Dieu."
Il y a un peu plus d'un an, Rivka et Itshak s'appelaient encore
Joëlle et Laurent. Ils possédaient un restaurant à Nice. Et puis, en
2003, le couple et ses quatre enfants ont accompli leur alya,
en hébreu leur "montée" vers Israël.
Selon l'Agence juive, l'organisme qui se charge de faciliter
cette migration, 1 700 juifs français sur 600 000 ont ainsi traversé
la Méditerranée au cours des huit premiers mois de 2004. "Les
nouveaux arrivants vont tous vous dire qu'ils veulent participer à
l'aventure de l'Israël moderne. Mais ils vous diront tous aussi
qu'ils ne seraient pas arrivés à cette conviction s'ils n'avaient
pas senti de manière claire une modification du statut du juif dans
la société française", affirme Léon Rozenbaum, président de
l'Union des Israéliens olim (immigrants) de France, d'Afrique
du Nord et des pays francophones (Unifan), une association qui aide
les nouveaux arrivants.
Hébétés au milieu d'une douzaine de valises, les Zerbib
débarquent à l'aéroport de Tel-Aviv à minuit, dans la nuit du 7 au 8
juillet 2003. Ils reçoivent aussitôt le teoudat ole, le
"carnet de l'immigrant" à la couverture bleue, ainsi qu'un numéro
d'identité provisoire. "Les formalités ont duré un quart d'heure
et nous étions israéliens, raconte Itshak. Un quart d'heure
après deux mille ans d'exil."
A 2 heures du matin, un taxi abandonne les six olim devant
le merkaz klita, le "centre d'intégration", à Jérusalem. Le
veilleur de nuit les conduit dans un petit appartement. "Nous
éprouvions un mélange d'excitation, d'émotion, d'appréhension, de
fatigue, se souvient le père. Une nouvelle vie commençait,
une aventure." Il faut dire que la famille mûrissait l'idée de
ce grand saut depuis treize ans...
Juifs d'origine séfarade, les Zerbib ne sont pas encore mariés
lorsqu'ils découvrent Israël, en 1990, à l'occasion de vacances.
"Nous sommes tous les deux tombés amoureux du pays",confie
Rivka. De retour en France, ils décident de préparer leur alya
et se donnent simplement le temps de réunir le viatique. Ils
ouvrent un restaurant casher et se laissent emprisonner par le
travail. L'idée du départ, pourtant régulièrement évoquée dans le
cercle familial, semble s'enliser dans le train-train quotidien.
Jusqu'en décembre...
Après huit années d'absence, le couple retourne se reposer en
Israël, et reparle de son projet. "Nous avons retrouvé la même
force qui nous avait déjà aimantés. C'est comme si on nous avait
pris et amenés ici", explique Itshak. Taraudée par un sentiment
d'urgence, en six mois, la famille vend le restaurant, contacte
l'Agence juive, règle avec elle la paperasse, laisse s'achever
l'année scolaire, vend la Toyota, multiplie les dîners d'adieu et
décolle pour Israël.
Les débuts à Jérusalem sont consacrés à l'apprentissage de
l'hébreu. Cinq heures par jour pendant cinq mois, plus les devoirs.
Le régime est sévère, le résultat mitigé. "Les enfants s'en
sortent mieux. Nous, nous avons encore beaucoup de mal, il faut
trois ans pour arriver à une bonne maîtrise", reconnaît
Rivka.
La famille quitte le centre d'intégration après trois mois et
s'installe d'abord dans un quartier de Jérusalem. Elle ne s'y plaît
pas. Les prix sont prohibitifs. La modicité des loyers attire
finalement les Zerbib à Har Homa en octobre 2003. Leur appartement -
six pièces et quatre terrasses - leur coûte environ 550 euros par
mois. Ils y installent les meubles expédiés de France.
Pendant six mois, le gouvernement octroie aux nouveaux arrivants
une aide de 800 euros mensuels. Après, il faut se débrouiller seul.
Par exemple en montant sa propre affaire, comme Itshak. "Lorsque
le linge était sale, il fallait faire des kilomètres pour trouver un
pressing, explique-t-il. Je me suis dis que c'était une
idée. Je suis allé voir des Français qui tenaient ce genre de
commerce. Ils m'ont expliqué."
L'adaptation à cette nouvelle vie n'est pas toujours facile.
Certains émigrants se plaignent parfois de l'accueil des Israéliens
de naissance, les sabra ("cactus" en hébreu), ainsi surnommés
pour leur prétendue rugosité extérieure et leur tendresse
intérieure. La famille Zerbib, elle, assure avoir été bien
accueillie. "Nous venons partager le gâteau avec eux,
constate Rivka. Ils pourraient nous rejeter. Au lieu de cela,
nous n'avons rencontré que des anges."
LA "montée" des Zerbib est largement mue par des motivations
religieuses."Traditionaliste" mais pas orthodoxe, le couple
estime pouvoir mieux pratiquer sa religion en Terre promise. "En
France, ce n'était pas toujours simple de faire shabbat. J'adore la
Savoie et la Haute-Savoie, mais allez manger casher là-bas !",
remarque Itshak.
La famille n'a pas fui son pays, elle a choisi Israël. Nuance. A
l'entendre, le regain d'antisémitisme prêté à la France n'a que peu
compté dans sa décision. "Le climat commençait cependant à
devenir pesant,concède Itshak. J'ai eu la chair de poule lors
d'une manifestation de jeunes beurs à Nice. Ils criaient : "Europe
poubelle, les juifs dans votre pays." Je me suis dit que si on
pouvait exprimer dans la rue une telle haine, c'est que quelque
chose avait changé. Depuis notre installation, ce que j'entends ici
sur les actes antisémites en France me conforte simplement dans
l'idée que j'ai bien fait de partir."
Har Homa est un quartier de colonisation. Construit dans la zone
annexée en 1967, il fait, depuis, l'objet d'une dispute territoriale
et de violences répétées. Les Zerbib affirment ne pas être trop
affectés par la peur des attentats. Ils évitent cependant de prendre
le bus. Itshak et Rivka balaient d'un sourire les questions
d'actualité. "Nous ne faisons pas de politique,insiste le
mari. Mais je suis las d'entendre qu'il y a six millions
d'oppresseurs juifs et un milliard d'opprimés arabes." Quant à
Rivka, elle montre volontiers des fouilles qui ont mis au jour un
bain de l'époque hébraïque comme témoignage des droits historiques
des juifs sur cette terre. Lui s'est inscrit à la mishmar
ezrakhi, la "garde civile". Il s'entraîne au tir et part
régulièrement effectuer des rondes de nuit. Son fils aîné sait qu'il
devra bientôt effectuer ses trois années de service militaire.
Les parents d'Itshak et Rivka, qui étaient réticents au départ de
leur descendance, envisagent aujourd'hui de les rejoindre, sitôt à
la retraite. Ils passeront au moins six mois de l'année en Israël,
afin de se rapprocher de leurs petits-enfants. Ils sont en quête
d'un pied-à-terre. Ils ne sont pas les seuls. A Ashdod, au bord de
la Méditerranée, le front de mer se bétonne peu à peu. Les panneaux
sont écrits en hébreu et en français. Sur l'un d'eux, un slogan :
"Se sentir enfin chez soi."
Haviv Cohen est agent immobilier. La société pour laquelle il
travaille met en vente un programme de 120 appartements. "La
moitié a été achetée par des Français", assure-t-il. Depuis
trois ans, les touristes habitués à fréquenter cette station
balnéaire investissent désormais dans la pierre. Le prix abordable
de ces résidences, la baisse du shekel par rapport à l'euro
expliquent en partie cet engouement. Mais il y a également l'envie
d'aider un pays cher à sortir de la crise et celle de se ménager un
havre sur place, "au cas où". "Cet achat massif
d'appartements en Israël n'est pas anodin, de même que le fait que
40 000 juifs français soient venus en vacances ici cet été.
Clairement, ils viennent voir ce que cela pourrait être. La France
devrait se poser des questions", insiste Léon Rozenbaum.
Parmi les migrants, l'Agence juive distingue deux groupes : les
enfants de la deuxième génération des rapatriés d'Afrique du Nord et
les pratiquants, traditionalistes ou orthodoxes. Si le décompte des
arrivées est tenu précisément, les statistiques des retours en
France restent en revanche floues.
Marion Kujas émarge dans cette catégorie nimbée de mystère
statistique. Dans un café de Paris, cette jeune femme de 29 ans
raconte son séjour en Israël, de 1998 à 2002. "Je ne regrette pas
ces années là-bas, mais j'ai pris la décision de rentrer",
explique-t-elle. La voix est posée, les idées claires. Son retour
est tout sauf un constat d'échec. Simplement la fin d'une étape,
d'un "passage qui l'a fait évoluer." "Je suis
perplexe sur certains départs précipités, poursuit-elle. Il
faut être assez préparé."
Fille de commerçants du 16e arrondissement de Paris,
la jeune ashkénaze passe son bac dans le prestigieux lycée
Janson-de-Sailly avant de se lancer dans des études de droit puis
d'archéologie. En dehors de quelques repas de fête, la famille n'est
guère pratiquante. Elle n'est pas non plus travaillée par l'idéal
sioniste. Les grands-parents, venus de Pologne dans les années 1920,
ont été cachés par des Français durant la guerre. Les parents ont
réussi dans ce pays. Dans les quartiers bourgeois de la capitale,
l'antisémitisme est forcément moins ressenti que dans les banlieues
dites "sensibles". Les insultes des jeunes beurs y résonnent de
manière lointaine. Un jour, pourtant, Marion décide de partir.
Enfant, elle a passé plusieurs vacances en Israël. "Mon
premier souvenir, quand j'avais 8 ou 9 ans, c'est le parfum des
fleurs d'oranger, raconte-t-elle. Ce pays me plaisait par sa
joie de vivre, son mélange entre Orient et Occident." L'année du
bac, elle décide de faire son alya. "C'était une envie
adolescente de changer", poursuit-elle. Ses parents s'opposent à
ce qu'ils estiment être une foucade, mais s'inclinent quand, licence
en poche, la jeune fille réaffirme son ambition.
Marion débarque à Jérusalem en octobre 1998. Elle apprend la
langue. "Je me suis sentie vraiment israélienne le jour où j'ai
pu m'engueuler avec quelqu'un en hébreu." Elle loue un
appartement avec une autre Française, achète un lit, une étagère
pour ses livres. "Nous mangions dans des assiettes posées par
terre", se souvient-elle. Avec le soutien financier de ses
parents, elle suit une formation d'éducatrice spécialisée et trouve
un emploi dans un centre pour handicapés. Mais le travail est
pénible, les journées à rallonge, le salaire proche du smic local.
En août 2000, elle quitte son travail et connaît une période de
déprime jusqu'en mai 2001. La jeune fille s'installe ensuite à
Tel-Aviv, "plus laïque". Elle trouve un emploi dans une
imprimerie. En décembre 2001, son employeur lui propose de
renouveler son contrat. "Je ne savais pas si j'avais envie de
continuer", poursuit-elle. Suivent deux journées à pleurer, et
une décision, irrévocable. "Je me suis dit que j'avais fini ma
période en Israël. La vie était dure. Le salaire ne me permettait
pas d'avoir la qualité de vie que j'avais en France. Et puis j'avais
commencé à répondre aux questions sur les raisons de mon départ."
Elle annonce la nouvelle à ses amis. "Ils étaient déçus, mais
se sont gardés de me donner leur avis. Ils savaient que ce genre de
chose est une démarche personnelle."
Mars 2002. Marion Kujas rentre à Paris. Et tarde à retrouver sa
place. "C'était un sentiment bizarre, j'étais chez moi et pas
chez moi, reconnaît-elle. J'étais en décalage total. Je
découvrais le "Loft" et la télé-réalité. Je ne comprenais pas. Des
expressions en hébreu me venaient, tout un vocabulaire que je ne
pouvais plus partager."
La jeune femme tire un bilan lucide de son séjour. "Je
n'étais pas prête à faire mon alya, mais je ne regrette surtout pas
cette expérience enrichissante." Ses convictions politiques ont
évolué pendant ces quatre années. "Quand je suis partie, j'avais
des idées très à gauche sur le conflit au Proche-Orient. J'ai
changé. Je trouve que les médias français ont une vision faussée qui
ne correspond pas à ce que j'ai vécu là-bas. La souffrance des
Israéliens, on ne la sent pas." Aujourd'hui, Marion Kujas sait
ce qu'elle est : "Une Française attachée à Israël."
Benoît Hopquin