Ce nouveau quartier de Tunis connaît un
succès grandissant. Bien situé et doté d’infrastructures de qualité, il attire
investisseurs et entrepreneurs. Une ruée qui fait flamber le marché de
l’immobilier.
Par Moncef Mahroug
Si l’envie l’en prend, l’ambassadeur de
France en Tunisie ne pourra plus faire un saut à l’ambassade de Grande-Bretagne,
jadis distante d’une centaine de mètres de l’ambassade de France, pour rendre
visite à son homologue britannique. La mission diplomatique britannique a
quitté, à la fin d’avril 2004, le petit palais de la Porte de France, adossé à
la médina, qu’elle occupait depuis soixante-dix ans, pour prendre ses quartiers
là où tout le monde tend à vouloir s’installer : les Berges du Lac. Une zone aux
innombrables atouts, en comparaison avec le centre de Tunis : facilité d’accès
et de parking, calme, sécurité, immobilier et infrastructures de qualité qui
fascinent un nombre sans cesse croissant de particuliers, d’entreprises et
d’organismes divers.
Donnant directement sur le Lac, la
nouvelle ambassade britannique s’étend sur un terrain de 6 000 m2, dont 2 500 m2
couverts. Elle vient rejoindre, dans ce Tunis du XXIe siècle, les missions
diplomatiques de Suède, d’Indonésie, d’Irak, de Palestine, du Liban, de
Malaisie, de l’Union européenne et, surtout, des États-Unis – la plus imposante
de toutes.
Couvrant 11 792 m2, l’ambassade
américaine est un véritable village, bâti sur un terrain de plus de 8 hectares,
acheté en 1992.
Organisation panarabe, le Conseil des
ministres arabes de l’Intérieur s’est doté d’un nouveau siège dans le voisinage
immédiat de l’ambassade britannique. L’ambassade d’Algérie a acquis un terrain
en face de la délégation de l’Union européenne. D’autres pays (Chine, Espagne,
Égypte et Japon) s’intéressent également à la zone, mais n’ont pas encore
concrétisé.
Le nombre d’entreprises arrivant sur la
zone est encore plus grand. Alors que certaines le font discrètement, d’autres
tiennent à célébrer solennellement leur installation sur les bords du lac, comme
l’a récemment fait la compagnie pétrolière Total.
Les organisations tunisiennes ou
multilatérales ne restent pas en marge de cette ruée vers les berges. L’Institut
arabe des chefs d’entreprises (IACE), sorte de think tank des patrons, dont
l’action complète celle de la centrale patronale plus qu’elle ne la concurrence,
s’y est construit un siège fonctionnel qu’il occupe depuis février 2001. Le
patronat aimerait faire de même. C’est du moins l’ardent désir de M. Hédi
Djilani, président de l’Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de
l’Artisanat (Utica). Mais son vœu semble difficile à exaucer, puisque le terrain
offert par l’État se trouve à quelques kilomètres de là.
La ruée vers les Berges du Lac a été
longue à se dessiner. « Dans un premier temps, peu de monde croyait en l’avenir
de la zone. Les gens semblaient sceptiques », se rappelle un cadre de la Société
de promotion du lac de Tunis (SPLT).
Toutefois, l’attitude du public a basculé
le jour où, en 1991, l’éclairage public fut mis en service. « Les gens ont
réalisé alors que quelque chose avait changé », s’enthousiasme Mme Redissi,
attachée commerciale.
Ticket d’entrée. Profitant de ce moment
favorable, la SPLT lance une vente promotionnelle. Les résultats ne se font pas
attendre : 22 millions de dinars (1 DT = 0,65 Û) de chiffre d’affaires en un
mois. Notamment grâce aux hommes d’affaires sfaxiens, qui sont les premiers à
acheter des terrains, avant d’être rattrapés par les businessmen djerbiens et
sahéliens. Le must semble être aujourd’hui, au sein de la communauté des hommes
d’affaires, d’avoir son entreprise aux Berges du Lac et d’y habiter en même
temps. Un choix que plusieurs patrons ont déjà fait, mais qui n’est pas à la
portée du premier venu.
Le ticket d’entrée aux Berges du Lac est
très élevé, tant pour les particuliers et les entreprises que pour divers
organismes et corps constitués. Les Britanniques, par exemple, ont dépensé la
bagatelle de 8 millions de dinars. Pour les Américains, la facture s’est élevée
à un peu plus de 53 millions de dinars. Ceci pour la construction. Mais même
l’acquisition et la location reviennent cher. D’autant que la demande est
largement supérieure à l’offre.
« S’il est difficile aujourd’hui
d’acheter un appartement ou une villa, c’est parce que, les loyers étant
intéressants et rémunérateurs, les propriétaires ne veulent pas vendre »,
indique Mme Salma Jedidi, gérante d’une agence immobilière, qui a quitté, il y a
deux ans, le centre de Tunis pour les Berges du Lac. Les gens se tournent donc
vers les promoteurs immobiliers et achètent sur plan, prenant ainsi option sur
villas, appartements ou bureaux en cours de construction. À raison de 2 500 à 3
000 dinars le m2, les prix peuvent atteindre plusieurs centaines de milliers de
dinars, selon la superficie du bien immobilier acquis.
Les loyers sont également prohibitifs,
tant pour les locaux à usage d’habitation que de bureau. Le bail d’un
appartement est de 700 à 1 400 dinars, suivant le nombre de pièces et les
commodités. Les locaux commerciaux coûtent plus cher. Un show room a même été
proposé à la location à raison de 3 500 DT le m2. Les fonds de commerce se
négocient sur la base de 2 500 à 4 000 DT le m2.
Tout aussi rares, les terrains,
actuellement commercialisés par la SPLT à raison de 200 DT le m2, voient leur
prix doubler et même tripler lorsqu’ils sont cédés en deuxième main.
Les Berges du Lac, ghetto pour étrangers
et nouvelles élites tunisiennes fortunés ? À la différence des cités pour riches
retraités qui ont foisonné aux États-Unis dans les années 80, ce quartier n’est
pas entouré d’une muraille surmontée d’équipements de surveillance électronique,
avec gardes armés à l’entrée. L’accès est filtré autrement.
La subtilité du processus n’a pas échappé
à Pierre-Arnaud Barthel, géographe français à l’université de Tours, et à Nabil
Smida, urbaniste tunisien. Il leur a semblé que « ces nouveaux lieux communs,
d’animation, de commerce et de loisirs, sont des lieux ouverts qui attirent une
large population ; l’accès est sans aucune restriction physique ». Mais, après
examen, ils ont constaté que « plusieurs facteurs concourent à construire une
sélectivité des lieux, difficile à identifier, invisible à priori.
»
Codes. Cette sélectivité s’opère de trois
manières. D’abord par le transport, puisque « la voiture est souvent nécessaire
pour s’y rendre et révèle la position sociale. » Ensuite, par les prix, qui «
concourent à assurer un filtrage social de la clientèle. » Enfin, par les codes
(vestimentaire, gestuel et comportemental) qui « construisent un certain esprit
du lieu réservé à un public d’habitués s’affichant et dominant parfaitement tous
ces codes. »
La sélection est aussi présente dans le
domaine professionnel. Le déménagement aux Berges du Lac modifie, parfois
profondément, le profil de la clientèle d’une entreprise.
Lorsqu’ils ont créé Avocats conseils
réunis (ACR) – premier cabinet collectif de Tunisie – en 1999, et décidé d’en
installer le siège dans cette zone, les cinq avocats associés ont vite réalisé
que leur nouvelle clientèle n’équivalait pas à la somme de celles de leurs
anciens cabinets respectifs. Tout simplement parce que « les clients individuels
et occasionnels ont quasiment cessé de nous solliciter, alors que les
entreprises, en particulier étrangères, sont venues à nous », explique Me Moncef
Barouni, fondateur et premier gérant d’ACR.
Ces entreprises étrangères sont de plus
en plus nombreuses à s’établir dans la même zone. C’est ce qu’a récemment fait
Total, emboîtant ainsi le pas à Air Liquide, Siemens, Samsung, Philip Morris
International Services, Club Méditerranée, Peugeot et bien d’autres firmes moins
prestigieuses. Elles y côtoient des sociétés tunisiennes, dont une bonne partie
sont des filiales de grands groupes.
Pour préserver le caractère résidentiel
et le standing de la zone, les activités industrielles polluantes en ont été
bannies. Le quartier aura bien sa zone industrielle – à Kheireddine, non loin de
la Foire internationale de Tunis –, mais elle n’accueillera que des activités
non polluantes et qui resteront minoritaires. Car les Berges du Lac tendent à
devenir la cité des « activités de commandement », d’après le mot de Pierre
Arnaud Barthel et Nabil Smida. Dans ce domaine, on trouve de tout sur la rive
nord du Lac de Tunis : courtiers en bourse, bureaux d’études et cabinets de
conseil spécialisés dans l’export, agences de marketing, conseils juridiques,
sociétés de commerce international, de promotion immobilière, de capital-risque,
banques, assurances… Même l’hôtellerie, à laquelle la zone ne semblait pas
prédisposée, est en train de percer.
L’Acropole, hôtel quatre étoiles, est le
premier à avoir ouvert ses portes, le 17 juillet 2002, à deux pas du Carré du
Lac, actuel cœur commercial des Berges du Lac. Il s’adresse à une clientèle
composée essentiellement d’hommes d’affaires étrangers et tunisiens. Les clients
tunisiens sont, en grande partie, des hommes d’affaires de Sfax (à 350 km au sud
de Tunis) qui préfèrent passer la veille d’un voyage à l’étranger à l’Acropole,
à un kilomètre à peine de l’aéroport, plutôt que de devoir se lever en pleine
nuit pour rallier Tunis, le jour du départ.
Deux nouveaux hôtels, quatre et cinq
étoiles, propriétés, respectivement, de MM. Hédi Fourati et Abdelaziz Essassi,
vont bientôt concurrencer l’Acropole. Et en partager le principal souci :
l’interdiction formelle du commerce de l’alcool qui, d’après un responsable de
l’Acropole, lui fait perdre une partie de sa clientèle, et donc de son chiffre
d’affaires.
L’interdiction de servir de l’alcool est
en vigueur depuis le début, conformément au vœu de l’homme d’affaires saoudien
Cheikh Salah Kamel, associé de moitié à l’État tunisien dans la SPLT. Ce veto –
dont l’éventuelle levée fait l’objet de discussions avec l’administration,
affirme un responsable de l’Acropole – n’a pas empêché trois restaurants haut de
gamme d’ouvrir leurs portes.
Infrastructures. Les entreprises et
résidents arrivés les premiers aux Berges du Lac ont souffert, un certain temps,
du manque de services et organismes essentiels comme le bureau de poste, le
poste de police et l’école, dont la création, aux Berges du Lac, est
relativement récente. Aujourd’hui encore, l’ambassade américaine doit faire
évacuer ses eaux usées par camion. Le terrain étant encore mou, il faut lui
laisser le temps de se stabiliser avant d’installer les canalisations et de les
relier au réseau général. En revanche, la mission américaine a été le premier
client de Tunisie Télécom à disposer d’une connexion ADSL.
L’absence, à ce jour, de recettes de
finances, de tribunaux et autres administrations importantes pour les
entreprises oblige les employés à effectuer des déplacements fréquents – voire
quotidiens pour les cabinets d’avocats – à Tunis, pour y effectuer des démarches
actuellement impossibles à entreprendre sur place.
Zone résidentielle, quartier d’affaires
et lieu de loisirs, les Berges du Lac voient leur centre de gravité se déplacer
d’un secteur à un autre tout au long de la journée.
Le matin, le calme règne au parc
d’attractions Dah-Dah et dans la zone environnante, dont la restauration et les
loisirs constituent la principale activité. Les bureaux, où se brassent et se
traitent les affaires, sont, jusqu’à la fin de l’après-midi, le principal lieu
de foisonnement.
Dans le Carré du Lac, cœur commercial de
la zone, où les boutiques de prêt-à-porter sont nombreuses et rivalisent
d’articles importés et signés, l’animation est relative en début de matinée. Les
commerces ouvrent un peu tard, à l’exception des cafés, où l’on vient prendre un
petit-déjeuner ou s’installer pour une longue discussion d’affaires. Le
Phuket’s, établissement adossé au centre commercial Lac Palace, est l’endroit
idéal pour ce moment de la journée. Une clientèle très select vient y parfaire
son réveil devant un café crème matinal payé 2,5 dinars – soit six fois son prix
dans un établissement de catégorie inférieure.
La cité des activités de loisirs,
enserrée entre Dah-Dah et la croisette, s’anime avec l’ouverture du parc
d’attractions, à midi. Paradoxalement, ce sont surtout des hommes d’affaires qui
fréquentent la zone à cette heure, notamment pour des déjeuners d’affaires, dont
Le Forum – espace spécialisé dans l’hébergement de manifestations
professionnelles et, à un degré moindre, de mariages – a longtemps eu le
quasi-monopole.
Une autre clientèle investit les lieux
l’après-midi et le soir, couples, amis ou familles, pour manger, boire, et
surtout, s’amuser dans les cafés, bowlings, restaurants, le drive-in et les
discothèques, dont le nombre augmente rapidement. Le Forum, crée en 1996, a
aujourd’hui quatre concurrents, qui se spécialisent plutôt dans les mariages. Un
quatrième bowling va être construit. Ainsi, après les pionniers qui ont osé
parier sur la zone, il y a cinq ou six ans, on voit arriver des concurrents
copiant des modèles qui ont réussi.