Dans le bureau du guide suprême des Frères musulmans, au Caire,
est accrochée une carte du monde. Les pays musulmans y sont indiqués
en vert. Les autres sont en jaune.
C'est le cas de l'Europe et des Etats-Unis. En écoutant Mohammed
Mehdi Akef, le septième guide de l'organisation islamiste fondée en
1928 par Hassan Al-Banna, on a un peu le sentiment d'avoir affaire à
une personnalité qui se considère comme le "pape" de l'islam :
"Aujourd'hui, déclare-t-il, je suis responsable de tous
les musulmans dans le monde."
Il fait une pause et il ajoute : "De tous les musulmans qui
se reconnaissent dans la pensée des Frères."
Sur l'organisation internationale des Frères musulmans, le fameux
Tanzim Al-Dawli, il se montre très évasif : "Nous n'avons pas une
organisation internationale. Si nous avons une forme d'organisation,
c'est à travers notre perception des choses. Nous sommes présents
dans tous les pays : partout, il y a des gens qui se reconnaissent
dans la pensée des Frères musulmans. En France, l'Union des
organisations islamiques de France - UOIF - n'appartient pas à
l'organisation. Même si elle suit ses lois et ses
règles."
L'existence du Tanzim Al-Dawli est le secret le mieux gardé des
Frères. Plusieurs éléments du puzzle nous sont aujourd'hui connus.
La première donnée fondamentale est que le chef suprême de l'édifice
international est, depuis l'origine, le guide égyptien. De manière
significative, il est le seul à porter le titre de murchid
(guide). Les responsables des branches locales ont le nom de
"secrétaire général".
L'expansion des Frères à l'étranger est ancienne : dès les
premières années du mouvement, son idéologie s'est propagée par
l'intermédiaire d'étudiants étrangers venus compléter leur formation
à Al-Azhar ou dans une autre université cairote, et qui ont été
séduits par la pensée d'Hassan Al-Banna. Rentrés dans leur pays, ils
ont constitué autant de relais pour sa propagation.
Un bureau de communication avec le monde islamique a été créé
après 1945. Il est devenu rapidement une sorte de "ministère des
affaires étrangères des Frères", selon le journaliste égyptien
Husam Tammam, qui a consacré l'étude la plus approfondie à
l'organisation internationale (publiée dans la revue Al-Manar
al-gedid). Après la dissolution de l'association des Frères par
Nasser en 1954, les persécutions et l'exil de plusieurs membres
importants ont favorisé l'essaimage à l'étranger.
Mais la véritable création du Tanzim Al-Dawli a eu lieu plus
tard, le 29 juillet 1982 exactement, sous l'influence de Mustafa
Machhour. Dès sa libération de prison, en 1973, ce responsable des
Frères s'est attelé à renouer les fils de la mouvance internationale
par de nombreux voyages à l'étranger, et avec l'aide de Mohammed
Mehdi Akef, qui résidait à Munich depuis la fin 1981.
L'internationale des Frères est constituée d'associations membres
et d'autres considérées comme amies, comme la Jamaat-e-Islami au
Pakistan ou le Refah en Turquie. Machhour a nommé un responsable
pour le représenter à l'étranger : le Syrien Hassan Howeidi, qui
réside à Amman, en Jordanie.
UNE AUTRE FAILLE APPARAÎT
Les années 1980 constituent un apogée. Très vite, des fissures
apparaissent. L'invasion du Koweït par l'Irak en 1991 provoque la
première crise. Les Frères koweïtiens jugent que l'organisation
internationale ne condamne pas suffisamment le régime de Saddam
Hussein. Ils décident de quitter le Tanzim, dont ils sont les
principaux bailleurs de fonds. Une autre faille apparaît en 1995,
quand l'Algérien Mahfoud Nahnah, fondateur du parti Hamas, décide de
se présenter à l'élection présidentielle contre l'avis des
Frères.
En 1996, Mustafa Machhour est élu guide suprême, à l'âge de 75
ans. C'est une consécration pour le créateur de l'organisation
internationale. Pourtant, la structure se délite. Le vice-guide
Maamoun Al-Hudaybi, qui succède à Machhour à sa mort, en novembre
2002, a des relations exécrables avec les branches étrangères. Quand
une journaliste du Monde diplomatique, Wendy Kristianasen,
l'interroge sur le sujet, il se fâche et répond : "Pourquoi ne
pas parler de la mode, pendant que vous y êtes ?" L'une de ses
premières initiatives en tant que guide est de désavouer Kamal
Al-Helbawi, un Egyptien installé à Londres qui avait été nommé, en
1995, porte-parole des Frères en Occident.
L'élection de Mohammed Mehdi Akef comme nouveau guide suprême, en
janvier 2004, peut être interprétée comme une volonté de resserrer
les liens avec l'organisation mondiale. Le Syrien Howeidi a été
reconduit dans ses fonctions. Pourtant, son influence est plutôt
symbolique. A ce sujet, le nouveau guide répond : "Howeidi n'est
qu'un moyen de contact avec les Frères à l'étranger."
Si Akef a pacifié les relations avec les branches étrangères, sa
vision semble moins internationaliste qu'il n'y paraît. Husam Tammam
relève un détail significatif : le site officiel des Frères a
annoncé la mort du cheikh Yassine, chef spirituel du Hamas, tué en
mars, en le désignant comme "guide des Frères musulmans de
Palestine". Or le titre de "guide" a toujours été réservé au
chef de l'organisation égyptienne.
Faut-il y voir l'acceptation d'une autonomie grandissante ? Cette
tendance centrifuge est illustrée par la participation d'un ministre
proche des Frères musulmans au gouvernement intérimaire en Irak. On
connaît pourtant l'opposition farouche du mouvement à l'occupation
de ce pays par les forces de la coalition.
Un autre exemple récent a été l'attitude de l'UOIF envers la loi
interdisant le foulard islamique à l'école. Plusieurs branches des
Frères, notamment européennes, auraient aimé que celle-ci se montre
plus combative.
L'UOIF a fait le choix inverse de se tenir prudemment en retrait
des manifestations contre la loi. C'est ainsi qu'elle a boudé
ostensiblement le lancement d'une "pro-hijab campaign",
organisée en juillet à Londres par la Muslim Association of Britain
(MAB), proche des Frères.
DEUX MEMBRES EUROPÉENS
De leur côté, les Frères égyptiens se sont rendu compte que, si
l'existence de l'organisation internationale leur conférait du
prestige, elle pouvait aussi leur attirer des ennuis.
Pour des raisons sécuritaires, il devient de plus en plus
difficile de réunir le bureau de la guidance, son organe exécutif.
On sait qu'il compte environ vingt-cinq membres. Parmi eux, un
nombre déterminé d'Egyptiens, fixé à neuf. Les autres membres
représentent les différents pays. L'Europe est représentée par deux
membres, dont Ahmed Al-Rawi, président de la Federation of Islamic
Organisations in Europe (FIOE), à laquelle appartient l'UOIF. Les
réunions ont lieu une à deux fois par an, dans des pays
différents.
Peut-on parler d'un éclatement de l'organisation internationale ?
Abu Elela Madi, fondateur du parti égyptien Al-Wasat, qui a
démissionné des Frères, est très critique : "L'organisation n'a
jamais été capable de mener à bien un objectif. En tant qu'école de
pensée, c'est un succès. Mais en tant qu'organisation, c'est un
échec." Un certain nombre de Frères, en Egypte, réfléchissent à
un type de structure plus adapté. Elle pourrait prendre la forme
d'un rassemblement de pensée, du type Internationale socialiste, qui
réunirait des courants de tendances différentes. Elle devrait, au
préalable, rompre avec le culte du secret et renoncer au dogme du
leadership égyptien.
Xavier Ternisien