Exilé en France depuis 1991, l'auteur algérien
revendique le rire contre les larmes. Sa pièce "Une Virée", jouée au
Théâtre des Amandiers, s'attaque, dans une syncope de mots, au
nationalisme algérien et à la religion.
Musicien, romancier, auteur de théâtre, Aziz Chouaki avance en
ligne brisée dans le dédale du monde d'aujourd'hui. La zone, les
laissés-pour-compte, les poètes junkies, à Alger, à Paris ou
ailleurs, sont le terreau dont il se réclame. Dans ces territoires,
il s'aventure à l'aide d'une langue syncopée, ironique, inventive.
Une écriture à lire et à entendre cet automne, avec la parution de
son roman Arobase (Balland, 222 p., 18 €) et la mise en scène
de sa pièce Une virée (Balland, 80 p., 10 €) par Jean-Louis
Martinelli, au Théâtre des Amandiers de Nanterre
(Hauts-de-Seine).
A quelques jours de la première, l'homme est nerveux. "Je
brûle", dit-il, inquiet des réactions devant un texte qui brasse
joyeusement les sacrilèges à l'encontre du nationalisme algérien, de
la religion, de la frustration sexuelle. Comme l'indique le titre,
la pièce raconte une nuit de bordée à Alger, partagée par trois
paumés qui crachent leur fureur de vivre, ou de survivre, dans une
langue royalement déglinguée.
La musique, les mots, la marge : l'univers d'Aziz Chouaki
s'enracine dans ces allers et retours. A l'adolescence, il joue de
la guitare dans des groupes de rock algérois. Il découvre le blues
et le jazz. "J'étais déjà dans l'underground. A Alger, mes amis
et moi étions confinés dans l'interzone. Cette culture du contre, je
l'ai vécue. C'est pourquoi je fabrique des personnages qui se
revendiquent de là." A l'université, il choisit d'étudier la
littérature anglaise. Il lit Dickens et ses descriptions des
bas-fonds londoniens. Il fait son doctorat sur Ulysse, de
James Joyce. A 30 ans, il publie un recueil de poèmes à compte
d'auteur, puis un premier roman, Baya.
A la fin des années 1980, Aziz Chouaki assure la direction
artistique de la salle de jazz du Triangle, un lieu musical d'Alger
qui croise variété, jazz et musique orientale. "On a fait émerger
des musiciens comme Khaled ou Cheb Mami, qui étaient limités
jusque-là aux scènes de cabaret." Mais le vent tourne en
Algérie. Les menaces se font de plus en plus précises contre les
artistes, les islamistes gagnent du terrain, et le régime se durcit.
Aziz Chouaki s'exile en France en 1991.
Depuis, il n'est jamais retourné en Algérie : "Je n'ai aucun
avenir professionnel là-bas, donc je n'éprouve pas de nostalgie."
En France, le théâtre s'ouvre à lui. Le musicien retrouve le
plaisir du son des mots, du contact physique avec le public.
L'auteur découvre un nouvel espace d'écriture. A Alger, il n'avait
vu que de "mauvaises reprises de Molière". Sa première
rencontre avec un art vivant contemporain, il la doit au metteur en
scène Jean-Pierre Vincent. Alors directeur du Théâtre des Amandiers
de Nanterre, ce dernier se rend en 1989 à Alger, pour préparer une
semaine du théâtre algérien. Il lit Baya et décide de le
monter aux Amandiers en 1991.
"UNE TRAHISON"
Grand découvreur d'auteurs des pays du Sud, Gabriel Garran lui
ouvre en 1997 son Théâtre international de langue française, à
Paris, pour une mise en scène de son texte Les Oranges.
Plusieurs théâtres lui commandent des pièces, l'invitent en
résidence. Quand il anime des ateliers, en Seine-Saint-Denis ou
ailleurs, il retrouve les jeunes de la marge, celle des banlieues et
des cités françaises. "Je me sens solidaire des jeunes esquintés
des banlieues de Moscou, du Bronx ou de Gaza." Avec l'Algérie,
il entretient des rapports aussi saccadés que son style. La plupart
de ses romans et de ses pièces se situent là-bas. Son écriture est
creusée par "la névrose des langues" qui, selon lui, habite
les Algériens. L'arabe classique, "c'est la langue du Coran, la
langue du pouvoir, de la télévision officielle, celle à laquelle il
ne faut pas toucher". Le français, c'est la langue du
colonisateur. S'en servir, comme le font la plupart des Algériens
des villes, est perçu comme "une trahison".
A côté de l'arabe officiel, cette "langue du valide", il y
a la langue des gens et l'incroyable inventivité langagière du
peuple, qui fascine Aziz Chouaki : "C'est le langage vivant. Le
pouvoir aura beau faire, il ne pourra pas l'étouffer. Dans cette
faille, j'inscris mon écriture." Il n'écrit ni en arabe
classique, ni en français classique, ni en kabyle, explique-t-il,
mais en une langue "hybride, violente, mosaïque".
"J'essaie de me rapprocher des mécanismes inconscients de la
parole." Il reconnaît aussi ses dettes envers James Joyce et
envers le jazz et son système d'improvisation contrôlée.
L'exil a accru son rejet du nationalisme : "En Algérie, les
gens sont anabolisés nationalement. Le nationalisme tue la
littérature. Beaucoup d'intellectuels sont encore pris dans cette
gangue. Je le comprends, car nous avons tous été tellement façonnés
par le parti unique, la pensée unique. Mais, à présent, je marche
sur la planète. Je n'aime pas les attaches communautaires." Les
paumés d'Une virée, comme le personnage central de son
dernier roman Arobase, une marginale qui revit grâce au
théâtre, sont des héros de partout. Provocateur, il raconte qu'il
est parfois accueilli par des associations qui lui offrent un thé à
la menthe et un couscous : "Moi, ça me donne envie de demander
une choucroute avec des saucisses et une bière."
Avec les comédiens français d'origine arabe, gênés de dire ses
phrases comme "Si j'étais président, moi, eh ben je te rase
toutes les mosquées, je les remplace par des bordels", il fait
œuvre de pédagogie : "J'explique que c'est un personnage qui
parle, et non l'auteur ou l'interprète." L'un des romans d'Aziz
Chouaki, L'Etoile d'Alger (Balland, 2002), va être adapté au
cinéma. L'écrivain termine en ce moment l'écriture du scénario -
l'histoire d'un jeune musicien doué qui, sur fond de montée des
islamistes et dans une société algérienne verrouillée, n'arrivera
jamais à percer. Le roman, qui a été traduit dans plusieurs langues,
doit paraître aux Etats-Unis en janvier. Le texte est souvent drôle,
malgré un contexte tragique. Admirateur de Fellag, l'humoriste
algérien, Aziz Chouaki revendique ce ton : "L'humour dans le
bric-à-brac de l'Algérie actuelle, le rire, les grands éclats de
rire, plutôt que les larmes."
Catherine Bédarida
Une virée, d'Aziz Chouaki, mise en
scène de Jean-Louis Martinelli.
Théâtre des
Amandiers, 7, avenue Pablo-Picasso, Nanterre
(Hauts-de-Seine). Du 12 novembre au 19 décembre. Tél. :
01-46-14-70-70. De 10 € à 24 €.
Biographie
1951
Naissance à Alger.
1975
Guitariste dans des groupes rock.
1991
Exil en France.
1998
Publie "Les Oranges".
2004
Publie le roman "Arobase" et la pièce de
théâtre "Une virée".
Le langage hybride et violent d'"Une virée"
Extrait de la pièce Une virée, publiée chez
Balland (80 p., 10 €) :
"Et Lakhdar, tu le vois, là ? Qui aurait misé un dinar sur cette
tête de nœud ? Et maintenant, rock and roll, il te la joue rhythm
and blues à la Chicago de Broadway, comme un "mérikan" de
New-Yorkais. Et pourtant, famille de douze dans cage à lapins, avec
huit vipères islamistes.
Lakhdar, pas d'école, vite ciao bonbon, lui c'est heureusement la
guitare tout de suite. Bidon d'essence, fils de pêche, "et gratte et
gratte mon petit bambino", Macias, Django, les Beatles. Vole oiseau
de décide sa vie dans le delta du Mékong de son âme. Enculés, qui
nous. Oh, il a fait un peu de mosquée, obligé, tous fait un tour de
mosquée. Pas de quoi chier une pendule. Dieu tout ça, peut-être
piger deux ou trois bricoles. Parce que faut bien, je veux dire, oui
le monde, les hommes, Internet, les portables, d'accord, mais y a
bien quelqu'un ou un truc derrière tout ça ? Parce que c'est putain
de chié comme bizness, quand même. Mais l'autre je sais ce qu'il va
te dire. Il va te dire : "Et Lui, le grand Patron, c'est qui qui l'a
créé ?", hein ? C'est de là, je veux dire, l'œuf ou la poule, niqué
le bizness, pas moyen, je vois pas trop. C'est pour ça, la mosquée,
s'est tous dit on sait jamais tu vois, passe une tête. Et quand t'es
dedans, vite Cinémascope tu vois, quoi, pouvoir à crabes et
tout."