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Aziz Chouaki, l'écriture mosaïque d'un frondeur
LE MONDE | 10.11.04 | 14h59
Exilé en France depuis 1991, l'auteur algérien revendique le rire contre les larmes. Sa pièce "Une Virée", jouée au Théâtre des Amandiers, s'attaque, dans une syncope de mots, au nationalisme algérien et à la religion.

Musicien, romancier, auteur de théâtre, Aziz Chouaki avance en ligne brisée dans le dédale du monde d'aujourd'hui. La zone, les laissés-pour-compte, les poètes junkies, à Alger, à Paris ou ailleurs, sont le terreau dont il se réclame. Dans ces territoires, il s'aventure à l'aide d'une langue syncopée, ironique, inventive. Une écriture à lire et à entendre cet automne, avec la parution de son roman Arobase (Balland, 222 p., 18 €) et la mise en scène de sa pièce Une virée (Balland, 80 p., 10 €) par Jean-Louis Martinelli, au Théâtre des Amandiers de Nanterre (Hauts-de-Seine).

A quelques jours de la première, l'homme est nerveux. "Je brûle", dit-il, inquiet des réactions devant un texte qui brasse joyeusement les sacrilèges à l'encontre du nationalisme algérien, de la religion, de la frustration sexuelle. Comme l'indique le titre, la pièce raconte une nuit de bordée à Alger, partagée par trois paumés qui crachent leur fureur de vivre, ou de survivre, dans une langue royalement déglinguée.

La musique, les mots, la marge : l'univers d'Aziz Chouaki s'enracine dans ces allers et retours. A l'adolescence, il joue de la guitare dans des groupes de rock algérois. Il découvre le blues et le jazz. "J'étais déjà dans l'underground. A Alger, mes amis et moi étions confinés dans l'interzone. Cette culture du contre, je l'ai vécue. C'est pourquoi je fabrique des personnages qui se revendiquent de là." A l'université, il choisit d'étudier la littérature anglaise. Il lit Dickens et ses descriptions des bas-fonds londoniens. Il fait son doctorat sur Ulysse, de James Joyce. A 30 ans, il publie un recueil de poèmes à compte d'auteur, puis un premier roman, Baya.

A la fin des années 1980, Aziz Chouaki assure la direction artistique de la salle de jazz du Triangle, un lieu musical d'Alger qui croise variété, jazz et musique orientale. "On a fait émerger des musiciens comme Khaled ou Cheb Mami, qui étaient limités jusque-là aux scènes de cabaret." Mais le vent tourne en Algérie. Les menaces se font de plus en plus précises contre les artistes, les islamistes gagnent du terrain, et le régime se durcit. Aziz Chouaki s'exile en France en 1991.

Depuis, il n'est jamais retourné en Algérie : "Je n'ai aucun avenir professionnel là-bas, donc je n'éprouve pas de nostalgie." En France, le théâtre s'ouvre à lui. Le musicien retrouve le plaisir du son des mots, du contact physique avec le public. L'auteur découvre un nouvel espace d'écriture. A Alger, il n'avait vu que de "mauvaises reprises de Molière". Sa première rencontre avec un art vivant contemporain, il la doit au metteur en scène Jean-Pierre Vincent. Alors directeur du Théâtre des Amandiers de Nanterre, ce dernier se rend en 1989 à Alger, pour préparer une semaine du théâtre algérien. Il lit Baya et décide de le monter aux Amandiers en 1991.

"UNE TRAHISON"

Grand découvreur d'auteurs des pays du Sud, Gabriel Garran lui ouvre en 1997 son Théâtre international de langue française, à Paris, pour une mise en scène de son texte Les Oranges. Plusieurs théâtres lui commandent des pièces, l'invitent en résidence. Quand il anime des ateliers, en Seine-Saint-Denis ou ailleurs, il retrouve les jeunes de la marge, celle des banlieues et des cités françaises. "Je me sens solidaire des jeunes esquintés des banlieues de Moscou, du Bronx ou de Gaza." Avec l'Algérie, il entretient des rapports aussi saccadés que son style. La plupart de ses romans et de ses pièces se situent là-bas. Son écriture est creusée par "la névrose des langues" qui, selon lui, habite les Algériens. L'arabe classique, "c'est la langue du Coran, la langue du pouvoir, de la télévision officielle, celle à laquelle il ne faut pas toucher". Le français, c'est la langue du colonisateur. S'en servir, comme le font la plupart des Algériens des villes, est perçu comme "une trahison".

A côté de l'arabe officiel, cette "langue du valide", il y a la langue des gens et l'incroyable inventivité langagière du peuple, qui fascine Aziz Chouaki : "C'est le langage vivant. Le pouvoir aura beau faire, il ne pourra pas l'étouffer. Dans cette faille, j'inscris mon écriture." Il n'écrit ni en arabe classique, ni en français classique, ni en kabyle, explique-t-il, mais en une langue "hybride, violente, mosaïque". "J'essaie de me rapprocher des mécanismes inconscients de la parole." Il reconnaît aussi ses dettes envers James Joyce et envers le jazz et son système d'improvisation contrôlée.

L'exil a accru son rejet du nationalisme : "En Algérie, les gens sont anabolisés nationalement. Le nationalisme tue la littérature. Beaucoup d'intellectuels sont encore pris dans cette gangue. Je le comprends, car nous avons tous été tellement façonnés par le parti unique, la pensée unique. Mais, à présent, je marche sur la planète. Je n'aime pas les attaches communautaires." Les paumés d'Une virée, comme le personnage central de son dernier roman Arobase, une marginale qui revit grâce au théâtre, sont des héros de partout. Provocateur, il raconte qu'il est parfois accueilli par des associations qui lui offrent un thé à la menthe et un couscous : "Moi, ça me donne envie de demander une choucroute avec des saucisses et une bière."

Avec les comédiens français d'origine arabe, gênés de dire ses phrases comme "Si j'étais président, moi, eh ben je te rase toutes les mosquées, je les remplace par des bordels", il fait œuvre de pédagogie : "J'explique que c'est un personnage qui parle, et non l'auteur ou l'interprète." L'un des romans d'Aziz Chouaki, L'Etoile d'Alger (Balland, 2002), va être adapté au cinéma. L'écrivain termine en ce moment l'écriture du scénario - l'histoire d'un jeune musicien doué qui, sur fond de montée des islamistes et dans une société algérienne verrouillée, n'arrivera jamais à percer. Le roman, qui a été traduit dans plusieurs langues, doit paraître aux Etats-Unis en janvier. Le texte est souvent drôle, malgré un contexte tragique. Admirateur de Fellag, l'humoriste algérien, Aziz Chouaki revendique ce ton : "L'humour dans le bric-à-brac de l'Algérie actuelle, le rire, les grands éclats de rire, plutôt que les larmes."

Catherine Bédarida

Une virée, d'Aziz Chouaki, mise en scène de Jean-Louis Martinelli.
Théâtre des Amandiers, 7, avenue Pablo-Picasso, Nanterre (Hauts-de-Seine). Du 12 novembre au 19 décembre. Tél. : 01-46-14-70-70. De 10 € à 24 €.


Biographie

1951
Naissance à Alger.

1975
Guitariste dans des groupes rock.

1991
Exil en France.

1998
Publie "Les Oranges".

2004
Publie le roman "Arobase" et la pièce de théâtre "Une virée".


Le langage hybride et violent d'"Une virée"

Extrait de la pièce Une virée, publiée chez Balland (80 p., 10 €) :

"Et Lakhdar, tu le vois, là ? Qui aurait misé un dinar sur cette tête de nœud ? Et maintenant, rock and roll, il te la joue rhythm and blues à la Chicago de Broadway, comme un "mérikan" de New-Yorkais. Et pourtant, famille de douze dans cage à lapins, avec huit vipères islamistes.

Lakhdar, pas d'école, vite ciao bonbon, lui c'est heureusement la guitare tout de suite. Bidon d'essence, fils de pêche, "et gratte et gratte mon petit bambino", Macias, Django, les Beatles. Vole oiseau de décide sa vie dans le delta du Mékong de son âme. Enculés, qui nous. Oh, il a fait un peu de mosquée, obligé, tous fait un tour de mosquée. Pas de quoi chier une pendule. Dieu tout ça, peut-être piger deux ou trois bricoles. Parce que faut bien, je veux dire, oui le monde, les hommes, Internet, les portables, d'accord, mais y a bien quelqu'un ou un truc derrière tout ça ? Parce que c'est putain de chié comme bizness, quand même. Mais l'autre je sais ce qu'il va te dire. Il va te dire : "Et Lui, le grand Patron, c'est qui qui l'a créé ?", hein ? C'est de là, je veux dire, l'œuf ou la poule, niqué le bizness, pas moyen, je vois pas trop. C'est pour ça, la mosquée, s'est tous dit on sait jamais tu vois, passe une tête. Et quand t'es dedans, vite Cinémascope tu vois, quoi, pouvoir à crabes et tout."

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.11.04


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