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Zaha Hadid, les mille et un projets d'une architecte
LE MONDE | 11.12.04 | 13h55
La Britannique d'origine irakienne, lauréate du prix Pritzker 2004, s'est vu confier deux grands chantiers en France  : la construction d'une tour pour CMA-CGM sur le port de Marseille et une médiathèque à Pau.

Coup sur coup, Zaha Hadid vient de se voir confier deux projets en France, l'un sur le port de Marseille, une tour pour CMA-CGM, puissant groupe de fret maritime, l'autre à Pau, une médiathèque dessinée comme un gros coquillage sur le point d'accoucher de perles colorées. Ce n'est pas la première fois que l'architecte britannique d'origine irakienne construit en France : elle a livré en 2001 la gare des tramways de Strasbourg, bel et vaste oiseau de béton aussi stable qu'un albatros déposé sur les planches d'un navire baudelairien et pris de mal de mer. Près de Bâle, elle avait construit en 1999 pour le fabricant de meubles Vitra un poste de pompiers, merveilleux exercice formel que les hommes du feu, par essence attentifs à la verticalité des murs, ont préféré abandonner et qui abrite depuis la célèbre collection de sièges de la firme.

Les projets étaient modestes, mais déjà immense la réputation de cette architecte née en 1950 à Bagdad, formée à l'Université américaine de Beyrouth, puis à l'Architectural Association de Londres, qui réunissait tout ce que l'Europe comptait d'esprits imaginatifs, branchés, ou carrément destroy, adeptes déclarés ou non de la déconstruction, des "blubs" (sortes de bâtiments-gargouillis) et des postures à la Zorglub. Le Néerlandais Rem Koolhaas en était l'Alpha. L'Omega, ce serait elle, Zaha Hadid, qui, diplômée en 1977, rejoint l'OMA, l'agence que le gourou de Rotterdam dirige alors avec Elia Zenghelis, avant d'aller fonder sa propre église à Londres.

Zaha Hadid est la dernière en date des Pritzker Prize, qui sont à l'art de construire ce que les Nobels sont à la paix, la littérature, la chimie. Lorsqu'elle obtient cette récompense enviée - à 54 ans, c'est l'une des personnalités les plus jeunes à entrer dans ce cercle d'élus -, elle a encore peu construit, mais plusieurs grands chantiers sont en cours et les commandes affluent, toujours plus nombreuses, après une longue période de concours perdus, voire gagnés puis abandonnés. Tel l'Opéra de Cardiff (Pays de Galles), vieux de presque quinze ans, mais jamais réalisé faute de financement.

Elle reste loin de Bagdad : "Ce n'est pas le moment d'aller proposer mon travail, alors que le pays entreprend à peine sa reconstruction. Oui, j'y ai encore de la famille, mais nous ne nous voyons pas. Pour le moment, il faut attendre", confie-t-elle. Avant une conférence publique à Pau, le 3 décembre, Marseille a eu la sienne la veille, réservée à la presse, rapide comme un éclair : quelques mots, sibyllins, livrés avec une gentillesse qui contraste avec le sentiment de désinvolture (probablement travaillée) qu'elle inspire.

Habillée de noir par un couturier audacieux - peut-être elle-même, si l'on s'attarde sur certains détails de structure -, Zaha Hadid sait jouer de son allure de génie nonchalant, descendant d'un tapis, et de son visage de feu, porteur de toutes les forces des grandes légendes moyen-orientales. Comme la conférence a tourné au monologue institutionnel, elle la poursuit, improvisant au pied de l'estrade, comprenant le français, répondant en anglais. Son projet de tour marseillaise n'est-il pas singulièrement simple par rapport à la plupart de ses œuvres ? "C'est un projet adapté à ce site violent, encadré par deux autoroutes. Il tire parti de cette situation, comme un objet qui émergerait du sol."

Zaha Hadid est laconique. Ainsi : "L'architecture est d'avant-garde lorsqu'elle est tournée vers les usagers qui sont trop souvent oubliés." Ou encore : "Une architecture d'avant-garde transforme l'espace public en espace civique."

"IMAGINATION RADICALE"

Voilà pour la posture morale. Sa pratique, elle, peut se résumer à quelques principes simples : "Repousser constamment les limites de l'architecture et de l'urbanisme"; "Expérimenter sans cesse de nouveaux concepts spatiaux"; "Renforcer les paysages urbains existants en proposant une nouvelle esthétique de la ville". Ce que son partenaire, Patrik Schumacher, résume par les termes "Imagination radicale".

Sa pensée, il faut plutôt la lire dans l'incroyable profusion de dessins, déshumanisés par l'usage de l'informatique, qu'elle livre pour chaque concours, ou simplement pour son plaisir, et dans les textes que ses contemporains lui consacrent avec délectation : Greg Lynn, Peter Cook, Gordana Fontana-Giusti et Andreas Ruby pour la dernière mouture de ses œuvres complètes, publiée comme un grand livre-jeu pour adultes sous un emballage de plastique. Comme dans la plupart des ouvrages qui touchent à son travail ou à son image, elle cherche à garder le contrôle, à imposer cette griffe qui en fait un trésor vivant en Grande-Bretagne, à l'égal de Norman Foster, Richard Rodgers ou du Français Philippe Stark. Un statut qui repose sur des doses variables d'originalité, de mutisme, de vulgarité, de snobisme, d'énergie et, dans tous les cas, d'individualisme forcené.

Chez Zaha Hadid, les teintes rose ou violet, mêlées à du noir, s'imposent naturellement. Ces couleurs "heureuses" animent notamment le numéro spécial que lui a consacré la revue espagnole El Croquis, en 2001, dans lequel figure un des plus longs entretiens qu'elle ait jamais laissé publier. Elle y parle du tremplin d'Innsbruck (Autriche) et du pavillon qu'elle a édifié sous le dôme du Millenium, en 2000, à Londres.

"La plus belle chose de mon agence, dit-elle, c'est sa dimension de recherche, pas une recherche fondée sur l'application de solutions déjà connues, mais une façon d'étudier les dessins de ville assez longuement pour imaginer de nouveaux développements."

Au-delà de la flexibilité de ses projets, on retrouve des constances : l'usage du béton qui lui permet d'envisager les formes les plus opposées aux lois ordinaires de la gravité pour obéir à celle d'une joyeuse légèreté, Et puis des plis, des angles, des enroulements, des traits nets, acérés, tout un langage qui aurait pu rester de l'ordre de la science-fiction sans des personnalités comme elle, Frank Gehry ou Enric Miralles. Avec le risque qu'implique tout catalogue formel, si étendu soit-il, celui d'un style qui tourne à la répétition de trois ou quatre stéréotypes.

Depuis 2001, la carrière de Zaha Hadid, dont tous les détails, vêtements, propos publics et conférences sont élaborés comme un objet de marketing destiné à conquérir les plus vastes marchés, a pris une formidable dimension. Cette mondialisation d'un modèle architectural est ce qui la rapproche d'un Norman Foster, susceptible, comme elle, d'adapter son style high-tech sous toutes les latitudes. Comme les vins charpentés et boisés qu'a universalisés le guide de Robert Parker, l'architecture selon Hadid, a fait oublier son propos radical, par ses qualités plastiques en premier lieu, mais aussi par son caractère répétitif, facilement reconnaissable.

Cela convient aux maîtres d'ouvrage et aux commanditaires. Aux Etats-Unis, il fallait au pied de chaque gratte-ciel un Miro, un Calder ou un Lichtenstein. Puis la sculpture a investi l'architecture et chaque ville a voulu son Gehry. Toute collection étant appelée à s'étendre, il leur faut maintenant d'autres signes faciles à partager, comme la magie de cette architecte venue du pays des Mille et Une Nuits.

Frédéric Edelmann


Des ouvrages aux quatre coins du monde

  • Projets construits

    Restaurant Moonsoon, Sapporo, Japon (1990).

    Poste des pompiers de Vitra à Weil am Rhein, Allemagne (1993) (photo).

    Terminal des tramways de Hoenheim, Strasbourg, France (2001).

    Tremplin de saut à ski d'Innsbruck, Autriche et Mind Zone.

    Dôme du Millennium, Greenwich, Londres, Grande-Bretagne (1999).

    Centre d'art contemporain Richard and Lois Rosenthal Center, Cincinnati (Ohio), Etats-Unis (2003).

  • En construction ou en projet

    Centre national d'art contemporain à Rome, Italie.

    Extension du Musée Ordrupgaard à Copenhague, Danemark.

    Musée Guggengheim de Taichung, Taïwan.

    Siège social de BMW, Leipzig, Allemagne.

    Musée des sciences de Wolfsburg, Allemagne.

    Gare maritime de Salerne, Italie.

    Station du train à grande vitesse de Naples, Italie.

    Centre d'archives, bibliothèque et gymnase, Montpellier, France.

    Plan d'urbanisme de la zone de Zorrozaurre, Bilbao, Espagne.

    Price Tower Arts Centre, Batlesville, Oklahoma, Etats-Unis.

    Opéra de Canton, Chine.

    Nouveau quartier de Shibalidian, Pékin, Chine.


    Biographie

    1950 Naissance à Bagdad.

    1972-1977 Etudes et diplôme à l'Architectural Association de Londres.

    1977- 1987 Travaille avec l'agence OMA à Rotterdam.

    1987 Fonde son agence à Londres.

    2003 Prix de l'Union européenne Mies Van der Rohe.

    2004 Pritzker Prize.

  •  ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 12.12.04


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