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Comment, pendant les quatre mois de captivité, ont agi en coulisse
hauts fonctionnaires, agents de la DGSE... et quelques autres Christophe Deloire et Jean Guisnel
Comme les jardins suspendus de Babylone, les négociations secrètes en
Irak sont pleines de recoins. Dans une Bagdad qui n'a plus rien de
bucolique, les agents secrets chargés de délivrer nos otages ont dû éviter
mille impasses et déjouer autant de chausse-trapes pour obtenir leur
libération, le 21 décembre. Tous les secrets n'ont pas encore été dévoilés
sur les quatre mois de geôle des journalistes Christian Chesnot et Georges
Malbrunot. Mais voici - couacs et rattrapages in extremis inclus - le
récit qu'on peut en faire. Depuis l'arrivée des deux ex-otages à l'aéroport de Villacoublay, au
soir du 22 décembre, les feux de l'actualité se sont aussitôt braqués sur
la nébuleuse « équipée Julia ». Dossier hors normes. D'un côté, un député
UMP, Didier Julia, qui, en compagnie de quelques acolytes, a tenté de
libérer seul les otages, qui a failli faire achopper l'opération et qui
aujourd'hui tacle le ministre des Affaires étrangères en le traitant de «
complètement nul ». De l'autre, une justice faisant preuve d'une célérité
sans pareille pour placer en garde à vue et mettre en examen pour «
intelligence avec une puissance étrangère » les principaux collaborateurs
du parlementaire dans ses aventures moyen-orientales. La diligence du
parquet empêchera qu'une commission d'enquête parlementaire, réclamée par
Julia, ne fouille les coulisses de cette histoire. Pieds-Nickelés ou
barbouzes en concurrence avec l'appareil d'Etat ? « Au début, on a voulu
nous faire passer pour des rigolos. Nous voilà maintenant traités comme
James Bond ou Mata Hari », s'offusque l'élu. En tout cas, l'Etat n'a cessé
de suivre les moindres faits et gestes de Julia et de sa bande, composée
notamment de Philippe Brett, un ancien matelot qui a trafiqué son
curriculum vitae et qu'on dit capable de « vendre des glaces aux Esquimaux
», et de Philippe Evanno, professeur d'histoire, ancien membre des réseaux
Foccart et animateur du syndicat des étudiants de droite Uni. « Ce sont
surtout des crypto-mili, des têtes brûlées avides de gloriole », résume un
des hommes qu'ils ont - sans succès - cherché à joindre. L'affaire se noue au début du mois de septembre. Les journalistes ont
été enlevés une dizaine de jours plus tôt, le 20 août, sur la route de
Nadjaf. Si la diplomatie française n'est pas « dans le bleu », comme le
dit Julia, au moins elle « cafouille », selon les termes d'un proche du
dossier. Le soir du 2 septembre, Dominique de Villepin annonce son espoir d'un «
heureux dénouement » à l'occasion de la grande prière du lendemain. Le
voyage d'une délégation de responsables du Conseil français du culte
musulman aurait-il porté ses fruits ? La prédiction du ministre de
l'Intérieur tombe à plat. Au même moment, à Bagdad, un Irakien, Mohamed
Redah, propose ses services à l'ambassade de France. Est-il une sorte de
rançonneur, qui réclame « une voiture et 1 000 dollars », ou un
intermédiaire sérieux, pour qui une telle rémunération serait peu onéreuse
? Il annonce « une libération dans la nuit », qui ne se produira pas
davantage la nuit suivante. L'ambassadeur de France, Bernard Bajolet, est
absent. Il est à Paris, en train d'assister à la Conférence annuelle des
ambassadeurs. Le directeur politique n'est pas là non plus. Bref, c'est un
conseiller qui reçoit l'offre de service. Il décline. Mohamed Redah
insiste. Nouveau refus. Redah se tournera alors vers Julia. Début
septembre, Julia reçoit aussi le coup de fil d'un cheikh sunnite, Hicham
al-Doumeini, qui propose d'intercéder pour la France. Le député n'écoute
que son enthousiasme, et sans doute ne se méfie-t-il pas assez de son
entourage, qui n'est pas insensible à l'attrait des valises de billets.
Ses hommes sont en contact avec Moustapha Aziz, marchand d'armes marocain
aux multiples passeports, proche du président ivoirien, Laurent Gbagbo,
qui aimerait s'attirer les bonnes grâces de Paris. Laurent Gbagbo met la
main à la poche et un avion Gulfstream à disposition de Julia. Le 5
septembre, le député décolle du Bourget à destination d'Amman, via
Beyrouth. Il certifie en avoir informé Jean-Louis Debré, le président de
l'Assemblée nationale. Il a tenu au courant le président de la commission
des Affaires étrangères, Edouard Balladur. Sur place, Julia, qui est
membre du lobby pro-irakien en France, tente de renouer des contacts avec
d'anciens baasistes. Lorsque les liens entre l'équipe Julia et Moustapha
Aziz seront rompus, l'homme d'affaires demeurera l'un des intermédiaires
utilisés par la France, notamment pour ses contacts avec d'anciens
généraux de Saddam Hussein. Mais sans davantage de succès. Tandis que le pays s'affole, la République s'organise. Quatre hommes
vont se retrouver de plus en plus souvent à Matignon, dans le bureau de
Michel Boyon, le directeur de cabinet du Premier ministre, dont les
havanes enfument les participants. Il y a là Pierre Brochand, le directeur
de la DGSE (Direction générale des services extérieurs, les services
secrets français) ; Pierre Vimont, le directeur de cabinet de Michel
Barnier, ministre des Affaires étrangères ; et le général Jean-Louis
Georgelin, le chef de l'état-major particulier du président de la
République. Entre ces hommes, sans autre témoin, parfois, que Jean-Pierre
Raffarin, on dissèque les contacts spontanés ou ceux que l'on sollicite :
au total, cinquante-huit intermédiaires vont être « traités », dont « six
ou sept s'avéreront sérieux ». Ils ne sont que rarement désintéressés :
l'un veut qu'on lui paie d'avance le méchoui qu'il se propose d'organiser
à Bagdad avec des chefs de tribu. Un autre, que la France finance l'achat
du terrain mitoyen de sa ferme. Un troisième, Samir Traboulsi, offre ses
services pour prix d'une improbable « immunité judiciaire » en France.
Retoqués... A l'ambassade de France à Bagdad, les diplomates se sont ressaisis.
L'ambassadeur, Bernard Bajolet, communique avec les ravisseurs via
Internet. Les services ont authentifié leur site de revendication. Dans le
club fermé des spécialistes du dossier, on appelle ça la filière
électronique. Les techniciens de la DGSE vont se déchaîner pour traquer
l'expéditeur des messages, cinq ou six au total. Mais ils n'aboutiront
jamais ailleurs que dans l'un des multiples cybercafés de Bagdad. Les
grandes oreilles de la DGSE ont « branché », à l'aide de leurs systèmes
d'écoute déployés dans des pays proches et en Irak même, tous les réseaux
de communication imaginables : GSM, téléphones satellitaires, liaisons
internationales à partir du réseau téléphonique commuté irakien. Chou
blanc... A Paris, caserne Mortier, au siège de la DGSE, les messages
s'entassent. A la fin de la crise, leur volume atteindra plusieurs mètres
cubes. Normal : c'est dans ce panier-là que la République a mis tous ses
oeufs. Si Pierre Brochand peut livrer chaque jour à ses interlocuteurs des
« synthèses brillantes, un enchantement pour l'esprit », c'est que cent de
ses agents s'activent sur le terrain, à Paris et dans toutes les capitales
du Moyen-Orient. « Le travail a été fastidieux, confie un fonctionnaire
des services secrets. Nous n'avons jamais eu le renseignement du siècle,
celui qui permet de tout comprendre et devient la clé unique. » Lorsque le fil ténu qui reliait l'ambassade à Bagdad aux ravisseurs est
brisé, la France avait déjà fait beaucoup... Tous nos interlocuteurs
affirment qu'elle n'a pas payé de rançon. Et pour cause : lors de leurs
échanges, les ravisseurs avaient fait savoir que tout intermédiaire qui se
présenterait en réclamant une rançon serait un « imposteur ». Mais ils
avaient des exigences, et notamment que la France explicite politiquement
sa position sur la guerre en Irak. Paris décidera d'accéder à cette
demande, et c'est à la lumière de cet élément qu'il faut relire le
discours de Michel Barnier lors de l'assemblée générale de l'Onu. Il y
expliquera le 23 septembre que « la France n'a pas approuvé les conditions
dans lesquelles ce conflit a été déclenché. Ni aujourd'hui ni demain elle
ne s'engagera militairement en Irak. Elle réaffirme en revanche sa
disponibilité à aider le peuple irakien ». Les ravisseurs - qui veillent
en permanence sur Internet - préciseront plus tard qu'ils ont pris
connaissance de ce texte et qu'il leur convient... Las ! Le 28 septembre, l'équipe Julia sort de l'anonymat. Brett fait
des déclarations fracassantes sur la chaîne de télévision Al-Arabya. Il se
présente comme un émissaire ayant conclu un « accord » avec les preneurs
d'otages. Ce même jour, agacée par ces interférences, l'Armée islamique en
Irak ferme son site Internet. Dans les cercles du pouvoir parisien, c'est
la consternation. Didier Julia avait averti Michel de Bonnecorse,
conseiller de Jacques Chirac, de ses initiatives. Philippe Evanno s'était
entretenu au téléphone avec un membre de la cellule diplomatique de
l'Elysée. La réponse était, en trois points : « Vous n'apportez rien
d'utile », « Matignon traite ce dossier », « Voyez le Quai d'Orsay ». Mais
lorsque les proches de Julia ont demandé un visa pour se rendre en Syrie,
les autorités de Damas ont demandé à l'ambassade de France si elle y
voyait un inconvénient. Aucun veto n'a été opposé. A peine Philippe Brett
parle-t-il sur Al-Arabya que Jacques Chirac décide d'envoyer en Syrie le
général Philippe Rondot, une figure des services spéciaux rendue célèbre
par l'arrestation de Carlos au Soudan en 1995. Rondot, qui revient de
Bagdad, où il a procédé à des « évaluations de situation », saute dans un
avion du Glam. Le conseiller de Michèle Alliot-Marie est bien introduit
dans la capitale syrienne. Le chef des services de renseignement, Hassan
Khalil, est une vieille connaissance. Le président syrien, Bachar
el-Assad, autorise ses services secrets à prêter main-forte à Rondot pour
surveiller l'« équipée Julia ». Rondot veille mais ne se montre pas. Il ne le fera pas davantage quand
il se rendra à plusieurs reprises à Bagdad. Le 29 septembre, Philippe
Brett annonce à Bagdad qu'il a rencontré les otages et que leur libération
est acquise. Malbrunot et Chesnot, eux, ne voient que quatre murs autour
d'eux. Brett tempête : il faudrait un couloir sécurisé pour les exfiltrer,
comme cela aurait été fait pour les deux Italiennes libérées la veille. Au
Quai d'Orsay, on se charge d'appeler les autorités américaines en Irak
pour faire valoir la requête. Les Américains s'en amusent. Jamais ils
n'ont créé ce couloir. Le vendredi 1er octobre, Philippe Brett, en direct sur la radio Europe
1, certifie être en présence des otages. En fait, il a franchi la
frontière entre l'Irak et la Syrie la veille au soir, à 22 heures très
exactement. Les services syriens surveillaient le poste frontière et en
ont avisé le général Rondot, qui est aussitôt arrivé sur place pour
consulter le registre. Le militaire, qui rend compte à la ministre de la
Défense et au chef d'état-major particulier de l'Elysée, avertit Paris que
Julia se fait abuser par son entourage. Quelques jours plus tard, Julia
s'en prendra à Rondot, l'accusant même d'avoir « essayé d'assassiner
Saddam Hussein ». Aujourd'hui, Julia regrette « des propos excessifs dans
le feu de l'action » et assure que « Rondot est un homme bien ». Julia
n'a-t-il fait que de l'esbroufe et beaucoup de raffut à Damas ? En tout
cas, l'écho en parvient jusqu'aux oreilles des otages. Georges Malbrunot,
qui a exprimé son « mépris » à sa descente d'avion, raconte une scène
étrange qui s'est déroulée début octobre. L'un des ravisseurs lui dit : «
Un négociateur va annoncer votre libération. C'est monsieur Dodi. » Dodi,
Malbrunot estime aujourd'hui que cela devait être « monsieur Didier »,
c'est- à-dire Didier Julia. L'après-midi, les deux journalistes sont
extraits de leur cellule pour regarder l'annonce à la télévision, «
monsieur Dodi » devant s'exprimer sur Al-Jezira. Mais, à l'antenne,
Malbrunot et Chesnot voient un reportage sur Gaza. Et rien d'autre. Entre
le 28 septembre et la libération des otages, le 21 décembre, la DGSE va
s'activer comme jamais. Accessoirement, à la demande du gouvernement
polonais, elle participera activement à la libération de l'otage Teresa
Borcz-Khalifa, qui réapparaîtra mystérieusement chez elle le 20 novembre
2004. C'est à cette période, précisément, que le tempo s'accélère. Le
nombre des réunions dirigées à Mortier par Pierre Brochand se précipite
pour atteindre trois par jour. Il en tiendra plus de trois cents au cours
des quatre mois de la crise. Son principal adjoint, le directeur du
renseignement André Le Mer, partira pour Bagdad épauler ses hommes et ceux
du Service action qui cherchent sans relâche à localiser les ravisseurs.
Le métier est souvent sans gloire, jamais sans péril : le 11 novembre,
à 11 h 30, plusieurs agents du service rentrent en voiture d'une vaine
tentative de contact et passent par la rue Saadoune, au carrefour de la
place Nasr. Soudain, une terrible explosion intervient et provoque un
carnage : 10 morts, des dizaines de blessés. Les agents français sortiront
vivants de leur voiture blindée totalement détruite, mais pas sans
dommages, puisque tous subiront de graves traumatismes auditifs. Personne
à Paris ne se formalise de cet accident : « On ne fait pas ce métier sans
en accepter les risques », observe-t-on dans un ministère parisien.
Certes. Mais la poignée d'hommes qui ont opéré en secret dans le chaudron
irakien pour en sortir les deux journalistes ne sera pas oubliée : s'ils
ne peuvent pas compter sur la moindre prime, ils recevront des «
témoignages de satisfaction » et quelques belles décorations. Pour
l'instant, ils prennent quelques vacances avant de repartir. La routine
des hommes de l'ombre. Raison de plus pour qu'à la DGSE on ait mal digéré le sort réservé à
son chef de poste à Bagdad par l'état-major militaire dont il dépend pour
son avancement. Ce jeune et brillant officier de 41 ans, parfait arabisant
comme ses deux collègues qui dirigeaient les opérations sur place, devait
passer au grade supérieur à la tGfin de l'année 2004. Mais c'était
négliger le statut militaire, qui interdisait à cet homme une telle
promotion sans qu'il ait suivi un cours spécialisé. Auquel il aurait bien
été en peine de participer quand il crapahutait jour et nuit sous les
bombes irakiennes... Un chef d'état-major se souvient encore de la «
soufflante » reçue, un beau matin de novembre, d'un homme dont on ne
discute pas les ordres : « Il est parti sauver la République et vous ne
l'inscrivez pas au tableau d'avancement ? Vous rigolez... Vous l'inscrivez
aujourd'hui ! » Et c'est ainsi que l'espion pourra bientôt arborer un
nouveau galon. Lorsque l'« équipée Julia » se termine le 18 septembre,
Paris ne voudra plus entendre parler d'eux. Et la DGSE ne commente pas les
éventuelles relations qu'elle aurait eues, en d'autres temps, avec un des
membres de l'équipe. Mais l'histoire n'est pas tout à fait finie. La
rupture avec Moustapha Aziz, comptable des fonds de la présidence
ivoirienne, a provoqué un sérieux problème d'intendance pour les amis de
Didier Julia. Mais manquer d'argent ne veut pas dire qu'on manque d'air.
Il y a quelques jours, l'Elysée a reçu de leur part la note impayée de
l'hôtel Cham's : 47 700 dollars ! Averti, Jacques Chirac en aurait «
explosé de rire », avant de faire partir la facture chez Michel Barnier,
où elle risque de dormir longtemps ! C'est finalement à la mi-novembre
qu'un ultime intermédiaire, qui se présentera spontanément à l'ambassade
de France à Bagdad, se révélera être le bon. Son nom est mieux protégé que
le code secret de la force de frappe. Il n'a rien demandé. Mais, à
entendre ceux qui le connaissent et ont apprécié la valeur de ses
engagements, la République reconnaissante ne sera pas ingrate avec lui.
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