Fonction publique
Enfants de l'immigration : Des élites à fleur de peau

Ils sont jeunes, diplômés et occupent de hautes fonctions dans les cercles de pouvoir. Rien d'exceptionnel... sinon la couleur de leur peau ou la consonance de leur nom. Et ils n'acceptent plus d'être réduits à cette image.

Christophe Deloire

Ils sont réunis dans les salons dorés de la Maison des polytechniciens. Ce soir-là, le 17 février, les membres du club XXIe Siècle reçoivent Laurent Fabius. Le club, dont le nom est inspiré du fameux Dîner du Siècle, recrute dans l'élite des enfants de l'immigration. Le numéro deux du Parti socialiste ne s'adresse pas à une assemblée de gens en difficulté, mais à des banquiers, chefs d'entreprise et hauts fonctionnaires, dont la plupart sont d'origine étrangère. Des Français qui rêvent qu'on cesse de leur accoler des étiquettes.

A la table de Fabius, les commensaux, membres de XXIe Siècle, n'ont pas leurs cartes dans les mêmes partis politiques. La plupart n'en ont d'ailleurs aucune. A sa gauche, voici Bariza Khiari, qui arrive en retard car des journalistes viennent, pour le Trombinoscope, de lui remettre le prix de la sénatrice de l'année. secrétaire nationale du PS depuis 2003, née en Algérie, elle refuse l'appellation « sénatrice musulmane ». A côté, Fayçal Douhane, qui rédige des notes pour Fabius, s'occupe de la journée de l'Association des maires d'Ile-de-France, dont il est le directeur adjoint.

La « plume » de Raffarin

Face à eux, deux agrégés qui font carrière à droite : Jeannette Bougrab, qu'Alain Juppé avait nommée porte-parole de l'UMP et à qui Nicolas Sarkozy a confié le soin de s'occuper des « nouvelles adhésions », et Hugues Moutouh, conseiller juridique de Jean-Louis Borloo. Le président du club, Hakim el-Karoui, se lève pour prendre la parole. Agrégé de géographie, diplômé de l'Ecole normale supérieure de Fontenay, il est à la ville conseiller technique « discours et argumentaires » à Matignon. En bref, la plume de Jean-Pierre Raffarin. Au micro, ce jeune homme de 33 ans parle d'une « certaine idée de la France », mais pas forcément au sens gaulliste.

L'objet du club : « valoriser cet atout formidable qu'est la diversité française, en promouvant l'égalité des chances, sans artifices ni passe-droits. » Avec un moyen : le réseau de XXIe Siècle. La France ne fonctionne-t-elle pas sur ce mode ? Anciens des grandes écoles, chapelles politiques, loges maçonniques, cercles régionaux, lobbys, etc. Les convives considèrent que la cause de la diversité mérite bien de lutter à armes égales.

A l'origine, l'initiative a été prise par El-Karoui, avec une conseillère de Sarkozy au ministère de l'Intérieur, Rachida Dati, devenue entre-temps directrice générale au conseil général des Hauts-de-Seine, et Béchir Mana, chargé des élus à l'Elysée avant de rejoindre le secrétariat général de la Défense nationale.

Car les enfants de l'immigration réclament la destruction du « plafond de verre » qui les empêche parfois d'accéder à des fonctions dignes de leurs diplômes. Et les milieux politiques ne sont pas en avance sur le reste de la société. Même si une vingtaine de jeunes gens d'origine étrangère ont réussi à intégrer les cercles du gouvernement Raffarin. La galerie de portraits est très hétérogène. Une minorité d'entre eux y est parvenue grâce à ses diplômes et à ses états de service dans la haute fonction publique. Parmi ces rares exceptions, Emmanuel Gabla, le directeur adjoint du cabinet de Patrick Devedjian, ministre délégué à l'industrie. Agé de 35 ans, diplômé de Polytechnique et de Télécom Paris, Gabla avait surpris ses interlocuteurs il y a quelques années, lorsqu'il était conseiller à la représentation de la France auprès de l'Union européenne. Les diplomates étrangers en poste à Bruxelles n'étaient pas habitués à ce qu'un haut fonctionnaire venu de Paris ait cette couleur de peau : Emmanuel Gabla est né d'une mère lorraine et d'un père togolais. Cela ne l'a pas empêché d'être conseiller à Matignon pendant deux ans.

Le conseiller technique de Raffarin pour l'action sociale et l'intégration, Richard Senghor, aime à se définir comme « sénégalo-sarthois ». Petit-neveu de l'ancien président du Sénégal Léopold Sedar Senghor, cet ancien de Sciences po consacra une partie de sa carrière à la mairie de Paris, du temps de Jean Tiberi. Au ministère de l'Intérieur, le conseiller de Dominique de Villepin pour « la prévention de la délinquance et l'intégration », Abdel Aïssou, un sous-préfet de 47 ans, a officié pendant sept ans comme travailleur social avant d'intégrer l'Ena. Au secrétariat d'Etat aux Affaires étrangères, l'un des conseillers diplomatiques, Irchad Razaaly, pourvu de diplômes d'études stratégiques et de relations internationales, a présenté les journaux de la chaîne de télévision MA-TV à Madagascar en 1997. A moins de 30 ans, il enseigne à l'Institut des relations internationales et stratégiques.

Titulaire des relations avec le parlement auprès de Renaud Donnedieu de Vabres au ministère de la Culture, Fayçal Daouadji, pas encore 30 ans, est arrivé d'Algérie avec ses parents, en 1992. Après une hypokhâgne et Sciences po Toulouse, il débute une carrière dans le privé avant de s'occuper des finances de l'audiovisuel au groupe UMP de l'Assemblée nationale. Aujourd'hui, il passe ses journées avec des députés et des sénateurs qui ne sont pas des parangons de la diversité. Pour certains d'entre eux, il fut un temps une « curiosité ». « Je n'aurais pas apprécié que l'on me demande de travailler sur les questions d'intégration », explique le jeune homme, les yeux pétillants.

Il parle en connaissance de cause. Les questions d'intégration sont souvent confiées aux enfants de l'immigration. Comme si l'origine de ces conseillers leur collait à la peau. Les hommes politiques ont encore beaucoup de progrès à faire. La ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, a confié une mission sur les beurs et l'armée à Khalid el-Quandili, un ancien champion du monde de kick-boxing. Naturellement, les visions communautaristes des dirigeants ne sont pas étrangères aux nominations, mais les motivations et les tropismes personnels non plus.

Le cabinet de Nelly Olin, la ministre déléguée à l'Intégration, fait figure de haut lieu de la diversité. Son équipe présente même une surreprésentation des personnes d'origine immigrée. La principale conseillère, Gaye Petek, est née en Turquie. Chargée de cours aux Langues O, fondatrice d'une association pour femmes en difficulté, elle a participé aux travaux de la commission Stasi sur les signes religieux à l'école et fait partie du Haut conseil à l'intégration (HCI).

La valeur de l'exemple

Le cabinet de Nelly Olin compte aussi Fadila Mehal, une ancienne journaliste algérienne, chargée du suivi des associations, et Rachid Bouzidi, vice-président d'un centre d'accueil de jour à Valenciennes, remarqué par Jean-Louis Borloo. Bouzidi ne croit pas pouvoir servir d'exemple aux jeunes des cités : « Etre membre d'un cabinet ministériel, cela peut les faire rêver ou rire, mais c'est irréel pour eux. » En revanche, Bouzidi considère que la valeur de l'exemple peut influer sur ceux qui se sont déjà lancés dans des études.

Pour les fonctions liées à l'intégration, la propension des hommes politiques à nommer des conseillers non seulement issus de l'immigration, mais maghrébins, est évidente. Chez Renaud Dutreil, au ministère de la Fonction publique, Rachid Mokran a hérité du poste Intégration et laïcité. Acharné à la tâche sur le terrain, Mokran a fait plusieurs fois le tour des « quartiers » en bus avec l'association Tremplin pour entreprendre, et il a beaucoup oeuvré pour le Pacte, le projet de Dutreil consistant à ouvrir une voie sans concours vers la catégorie C de la Fonction publique.

A 33 ans, Malika Benlarbi vient de rejoindre le cabinet du ministre de la Jeunesse et des sports, Jean-François Lamour, dont l'attachée de presse est d'origine tunisienne. Issue des quartiers nord d'Aulnay-sous-Bois, titulaire d'un DESS en communication politique, Malika Benlarbi s'occupe du secteur Jeunesse et mémoire. Ancienne conseillère du directeur de l'Office national des anciens combattants, passée un temps au cabinet du secrétaire d'Etat Hamlaoui Mekachera, elle s'efforce de développer des partenariats entre les ministères des Sports et de la Défense, en considérant que « les valeurs du sport et des anciens combattants sont très proches ».

Nicolas Sarkozy vient de nommer Malika Benlarbi au conseil exécutif de l'UMP. A droite, les Français d'origine étrangère postulant à des candidatures lors des derniers scrutins avaient eu le sentiment d'être éconduits des investitures. Les partis politiques ne sont guère colorés. Même si, à gauche, l'élection de la socialiste Bariza Khiari et celle de la verte Alima Boumediene aux sénatoriales de 2004 à Paris furent un signe positif. Ces jours-ci, Safia Otokoré, l'adjointe PS au maire d'Auxerre, publie un livre pour raconter comment une femme pauvre de Djibouti, musulmane de surcroît, est devenue la vice-présidente de la région Bourgogne

© le point 24/02/05 - N°1693 - Page 32 - 1365 mots

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