La première question
qu'on a envie de vous poser depuis la France est la suivante : que
pensez-vous de la loi qui interdit le port du voile dans les écoles ?
AYAAN HIRSI ALI La commission Stasi a en France été confrontée à un véritable
dilemme. D'un côté il fallait protéger le sentiment religieux, de l'autre le
législateur devait aussi être attentif aux libertés individuelles. Elle a dû
choisir et ce sont les libertés individuelles qui l'ont emporté. En clair,
elle a émis un avis strictement laïc, et dans ce sens je soutiens cette loi
et je souhaiterais qu'aux Pays-Bas nous puissions être aussi clairs que vous
l'êtes en France sur la séparation des Eglises et de l'Etat. En l'espèce,
nous avons beaucoup à apprendre de la France.
Vous savez certainement que cette loi a été très controversée en
France ?
A. H. A. Je le sais, oui, ces sujets sont toujours très controversés car ils
touchent aux valeurs de chacun. Plus encore lorsque ces valeurs relèvent de
la religion, car tout ce qui touche à la religion est toujours
particulièrement sensible. En Europe, le terrorisme islamiste complique tout.
Sans cela, ce que je dis de l'islam ferait l'objet d'un débat contradictoire
ou de protestations, pas de menaces.
Ici, on a reproché au législateur d'avoir choisi d'interdire le port du voile
à l'école sans rien offrir en échange, c'est-à-dire sans contrepartie, sans
tendre la main aux musulmans de France. Qu'en pensez-vous ?
A. H. A. Cette fois-ci, ce n'est pas la femme politique qui vous parle, mais
l'intellectuelle. On ne peut tout mettre sur le même plan. Si je vous demande
d'arrêter de battre votre femme, vous ne pouvez pas me répondre :
"Mais que me donnes-tu en échange ?" Pour revenir sur le
voile, il ne faut pas mettre en parallèle deux problématiques très
différentes. Premier point : les musulmans sont-ils discriminés en
France et, si oui, comment se battre contre cette discrimination ?
Deuxième point : professer l'intolérance, notamment religieuse, et vouloir
négocier d'égal à égal avec l'Etat.
En prenant position contre l'islam de façon aussi forte, n'avez-vous pas peur
de stigmatiser tous les musulmans, y compris ceux qui sont parfaitement
intégrés ou déjà laïcisés ?
A. H. A. J'ai toujours pris soin de distinguer l'islam en tant que cadre
moral et les musulmans. Les musulmans sont pour moi des individus, ils ont
leur libre arbitre et peuvent choisir de suivre l'islam, de quelque obédience
que ce soit, ou de prendre dans l'islam son seul aspect identitaire. Je n'ai
jamais critiqué les musulmans en tant que tels, je critique le cadre moral
imposé par l'islam. Suivre à la lettre les faits et gestes du Prophète
Mahomet conduit à enfreindre la loi des hommes, à opprimer les femmes, à être
intolérant envers ceux qui ne partagent pas vos croyances, et tout
particulièrement envers les juifs et les homosexuels. Suivre en tous points
les enseignements de Mahomet aujourd'hui est aussi stupide que suivre à la
lettre les enseignements de Karl Marx, comme si le temps n'avait pas passé et
comme si personne n'avait jamais critiqué son œuvre. Il y a 1,5 milliard
de musulmans sur terre et des dizaines de façons de pratiquer l'islam. Je
veux simplement m'élever contre ceux qui veulent imposer au nom du Prophète
un cadre moral que je trouve arriéré.
Dans ces conditions, l'Occident n'est-il pas une chance pour l'islam et
n'êtes-vous pas un exemple vivant que ce processus d'émancipation est déjà en
train de se mettre en place ?
A. H. A. Pour tout vous dire, je me considère effectivement comme un exemple
de cette émancipation naissante. Je suis née musulmane, mais j'ai eu la
chance de venir en Europe, d'aller à l'école, de lire des livres, de
connaître d'autres pays, d'autres cultures, de me confronter à d'autres
cadres moraux et de choisir celui qui me convenait le mieux. Librement. J'ai
choisi de suivre l'enseignement des Lumières, et donc de mettre la liberté et
les droits de l'individu au-dessus de tout. C'est ce qui est au cœur de la Déclaration
universelle des droits de l'homme. Pourtant une partie de mon identité reste
islamique, parce que j'ai été forgée dans ce moule. La seule différence,
c'est que je me suis levée pour dire ouvertement qu'il ne fallait pas avoir
peur de discuter le Coran, de contredire Mahomet ou son enseignement.
Le plus étonnant peut-être est que vous dénonciez tant le système néerlandais
d'intégration alors que vous êtes le plus parfait exemple de sa
réussite ?
A. H. A. Je ne rejette pas le système néerlandais, je le critique. Ma
critique est constructive. Je vois les manquements de ce système et j'essaie
de trouver des solutions à ces dysfonctionnements. Je critique un système qui
donne aux gens, par le biais des aides sociales, le strict nécessaire pour
survivre et qui ne les incite pas à travailler par eux-mêmes. Je critique un
système qui subventionne les écoles confessionnelles. Il y en a 42 aux
Pays-Bas.
En France, les écoles confessionnelles ne sont pas directement subventionnées
par l'Etat et le communautarisme a mauvaise presse, et pourtant les musulmans
de France connaissent aussi la discrimination, la pauvreté, la ghettoïsation…
A. H. A. Tous les pays européens rencontrent les mêmes problèmes
d'intégration, de pauvreté et de discrimination. Mais il y a des pays où ces
problèmes prendront une génération pour se résoudre et d'autres où cela
prendra beaucoup plus de temps. Dans les pays où l'on a choisi le modèle
communautariste, comme aux Pays-Bas, cette intégration prendra d'autant plus
de temps que l'on isole ces communautés du reste de la population. En France
au moins, les infrastructures d'assimilation sont en place, il suffit à
l'Etat pour résoudre les problèmes de ghettoïsation et de paupérisation de
mettre les moyens sur la table. Dans le cas de la France, il ne s'agit pas
d'un problème de principes à changer, comme aux Pays-Bas, mais de moyens. Il
faut défaire ces ghettos et investir le plus possible dans l'éducation.
L'Etat français peut se donner les moyens de cette politique et il en a en tout
cas les principes : en France vous êtes très clairs sur les principes de
séparation de l'Eglise et de l'Etat, et la laïcité est une chance.
Dans Insoumise vous vous adressez aux politiciens et vous leur
enjoignez de se saisir du Coran et de le critiquer…
A. H. A. Il faut effectivement que les politiques se saisissent du Coran,
parce que désormais le Coran fait partie de la culture occidentale. En
n'osant pas s'approprier librement ce texte, ils rejettent ces valeurs hors
de la culture nationale alors que des millions de musulmans français les
partagent. Comment vouloir à la fois critiquer une religion ou un système de
valeurs et n'en rien savoir ?
Le problème ne vient-il pas aussi des Européens eux-mêmes ? Les valeurs
occidentales que vous défendez ont aussi été celles mises en avant pour
coloniser d'autres peuples…
A.H.A. Comprenez-moi bien : les valeurs en question ne sont pas en
cause. Que les pays européens se soient lancés à la conquête du monde en
instrumentalisant ces valeurs ne fait pas de doute. Les librairies sont
pleines de livres qui expliquent cette partie de l'histoire de l'Europe et la
critiquent. Ces valeurs sont nées en Occident, mais elles sont universelles.
La liberté dont nous jouissons en Europe n'est pas parfaite, mais elle vaut
la peine d'être défendue.
Vous dites que, contrairement aux autres religions, l'islam est perméable aux
extrémismes. Comment faire, selon vous, pour empêcher cette
radicalisation ?
A. H. A. En fait, il faudrait presque que chacun d'entre nous consacre une
heure, une journée à aller à la rencontre de ses concitoyens, pour briser le
mur du ghetto… En faisant du soutien scolaire, par exemple. Les islamistes
profitent de ces ghettos pour faire du prosélytisme. Si chacun d'entre nous
passait une heure à parler de culture ou de philosophie, la concurrence se
ferait rude pour les fondamentalistes. Aux Etats-Unis, ils font ça très bien…
Ne vous sentez-vous pas seule dans ce combat contre l'islam ?
A. H. A. Non, je vois au contraire que de plus en plus de voix s'élèvent avec
la mienne. Celle de Salman Rushdie, par exemple.
(Ayaan Hirsi Ali publie actuellement en France, chez Robert Laffont, son
livre Insoumise.)
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