Enquête
En prison, des imams contre l'islamisme
LE MONDE | 03.02.06 | 13h30  •  Mis à jour le 03.02.06 | 13h30

ne porte de bois sculpté, comme une frontière. D'un côté, le mouvement des prisonniers, les uniformes, le claquement incessant des verrous. De l'autre, la paix. Derrière cette porte, au cœur de la maison d'arrêt d'Osny, dans le Val-d'Oise, l'imam Mamadou Nsangou, en tenue blanche immaculée, termine la prière du vendredi. Une vingtaine d'hommes sont assis sur un tapis, face à lui. "Ces musulmans que vous voyez là ont la même valeur que tous les musulmans du monde, explique l'imam. Quand ils entrent ici, ce ne sont pas des détenus." Dans le petit vestiaire attenant, une grande croix, cachée sous une couverture, attend la prochaine messe.

La salle de culte de la maison d'arrêt d'Osny est unique en France. Inaugurée il y a tout juste un an, elle est partagée par les musulmans, les chrétiens et les juifs. Elle forme un triangle, caché entre les murs droits de l'enfermement. C'est un beau lieu, religieux et neutre. Sur ses trois murs, chaque religion a inscrit son message. Des phrases qui se répondent : "Si vous comptez les bienfaits d'Allah, vous ne saurez par les dénombrer car Allah est pardon et miséricorde", dit la première. "Celui qui dit "J'aime Dieu" et qui n'aime pas son frère est un menteur", proclame la seconde. "J'ai invoqué l'Eternel dans ma détresse, et il m'a répondu", rassure la troisième.

Pour la prière collective, le vendredi et le dimanche, il y a deux fois plus de monde que de places. Dans cette maison d'arrêt de la banlieue parisienne, les deux tiers des 760 prisonniers sont, selon la direction, de culture musulmane. Les détenus penchent plutôt pour 80 %. 120 prisonniers sont inscrits au culte musulman. Tous ne sont pas assidus, et le centre scolaire attire encore plus de candidats. Mais, comme le souligne la direction, les prisonniers repérés comme des islamistes radicaux, au nombre d'une vingtaine, ne viennent pas au culte. Le respect de la religion peut-il être une arme contre l'intégrisme ?

Comme un leitmotiv, détenus et surveillants soulignent qu'à Osny "l'islam est respecté". "Quand les surveillants ouvrent la porte de la cellule et nous trouvent en train de faire la prière, ils nous laissent finir", témoigne un homme en survêtement, qui dit être là "depuis vingt-deux mois". Un autre prisonnier, plus jeune, ajoute : "J'ai été détenu à la Santé, à Paris, ce n'était pas comme ici." Sous le regard attentif de l'imam, un troisième sourit : "Une salle comme ça, cela donne le goût de la vie."

Dans cette prison, pas de prières collectives sauvages dans les cours de promenade, de djellabas portées hors des cellules, d'insultes racistes en commission de discipline, affirme le directeur, Didier Voituron. Il en est "intimement convaincu" : ce résultat est à mettre au compte du lieu de culte, qui est "une source d'apaisement". Auparavant, reconnaît M. Voituron, les tensions étaient plus fortes. La prison devait à la fois affronter le prosélytisme et des manifestations d'intolérance, venues du personnel comme des détenus.

"On a toujours présenté ce projet comme l'occasion de faire un geste de connaissance mutuelle et de refuser le prosélytisme", résume Dominique Frigaud. L'aumônier catholique accepte une pause dans le cours de ses visites en cellules. Yeux clairs délavés, cheveux blancs, le prêtre a l'air fatigué et déterminé des vieux militants. " On n'est pas là pour dire 'Viens chez moi, t'auras une vie meilleure', mais pour faire comprendre qu'on a tous les mêmes racines", insiste-t-il. C'est le Père Frigaud, dont les fidèles sont un peu plus fortunés que ceux de l'imam, qui a payé le tapis de prière des musulmans. L'Etat n'a que très récemment pris la mesure de l'importance de l'islam en prison. "L'islam est entré dans la normalité des détentions, indique Jean-François Forget, responsable national du syndicat de surveillants UFAP. La prison n'est que le reflet de la société." Depuis l'apparition au grand jour du phénomène du prosélytisme, à la fin de l'année 2003, une politique complète a été mise en place. Elle repose sur deux pieds : d'un côté, un soutien affiché à l'organisation du culte musulman en détention ; de l'autre, la mise en place d'un véritable service de renseignement pénitentiaire.

Le prosélytisme "n'est pas aussi développé qu'on l'a dit par le passé", reconnaît un conseiller du ministre de la justice. Dans leur dernier rapport, les Renseignements généraux recensent 175 prisonniers prosélytes parmi 60 000 détenus. "Ces types ont une très grande influence, ils ont très vite 50 détenus autour d'eux, constate Yannick Lefebvre, premier surveillant à Osny. Certains arrivent avec rien et, dans les huit jours, on voit que leur cellule est blindée de produits offerts par d'autres détenus." Mais, affirme aussi ce gradé expérimenté, "quand les leaders sont transférés dans un autre établissement, tout cela disparaît aussi vite. Leur influence n'est pas si profonde".

Par ailleurs, "le prosélytisme n'a pas forcément de liens avec le terrorisme", admet la direction de l'administration pénitentiaire. Parmi les prévenus et les condamnés identifiés comme islamistes à l'extérieur, tous ne poursuivent pas la même mission en détention, explique la hiérarchie pénitentiaire.

Il leur faut d'abord surmonter la méfiance des autres détenus. Quant aux plus dangereux, ils sont mis à l'écart. Fouad Ali Saleh, condamné à perpétuité pour les attentats de 1986 à Paris, est à l'isolement depuis vingt ans. Selon plusieurs témoignages, il prie constamment.

Le risque majeur, selon les autorités, ne vient ni des radicaux condamnés, ni des détenus musulmans ordinaires qui ne demandent qu'à pratiquer leur culte dans des conditions normales, comme les y autorisent les textes. L'attention se porte vers d'autres prisonniers : les jeunes délinquants de droit commun issus des quartiers difficiles. "Le problème vient de l'évolution de la population pénale depuis dix ans, observe la direction de l'administration pénitentiaire. L'islam est un catalyseur, un vecteur puissant qui n'a aucune raison de s'essouffler."

Certains détenus, brutalement coupés de leur milieu, indigents, ou fragiles sur le plan psychologique, sont considérés comme des proies faciles pour l'islam radical. "La question renvoie à celle de la prise en charge des personnes pendant leur détention : il leur faut du travail pour éviter de dépendre financièrement des autres et de la formation pour envisager un avenir hors de la délinquance", explique-t-on à la pénitentiaire, sans cacher que les moyens manquent. Dans son bureau avec vue sur le mur d'enceinte, le directeur d'Osny approuve : "Quand quelqu'un est fragilisé, qu'il commence à 'tomber', que sa femme ne vient plus le voir au parloir, nous devons être les premiers, être là avant les autres."

Si le prosélytisme demeure un phénomène limité, il est donc placé sous très étroite surveillance. Les régions pénitentiaires de Paris, Marseille, Dijon, Strasbourg et Lille sont concernées au premier chef. La petite cellule sécurité créée en 2001 à la direction de l'administration pénitentiaire a été transformée en état-major de la sécurité (EMS), véritable sous-direction du renseignement, désormais pleinement opérationnelle. La collaboration avec la police a été renforcée.

L'année 2005 a ainsi été celle d'une nouvelle cartographie de l'islam radical en détention. Un recensement de tous les objets de culte — tapis, calendriers, Corans — a été lancé. Surtout, une attention nouvelle a été portée à la sortie de prison des individus considérés comme dangereux. Ainsi, les hommes impliqués dans la vague d'attentats de 1995-1996 ont, pour la plupart, fini de purger leur peine. C'est parce qu'il a été suivi à la trace depuis sa libération, en 2003, que l'un d'eux, Safé Bourada, a pu être interpellé, en septembre 2005, après avoir constitué un nouveau groupe islamiste.

Début 2004, le précédent garde des sceaux, Dominique Perben, avait pris connaissance d'un rapport interne réalisé à sa demande. Surveillants en difficulté, comportements collectifs inquiétants, virulence de certains détenus... La chancellerie a décidé d'agir aussi en direction des personnels.

Elle a d'abord exigé une stricte application des règles de sécurité, supprimant certaines tolérances comme celle du port de tenues traditionnelles dans les espaces communs ou du voile des femmes aux parloirs. Avec, parfois, des excès de zèle : en 2005, l'Etat a été condamné pour avoir placé au quartier disciplinaire un détenu de Fleury-Mérogis qui avait participé à une prière collective dans la cour de promenade, une sanction jugée disproportionnée.

Les surveillants ont été appelés à collecter le moindre incident. Un détenu qui arrête de commander sa revue porno, qui demande soudainement à sa femme de venir voilée au parloir, autant de signaux d'alerte, selon l'administration. Tous suivent désormais une formation. Les directeurs de prison sont formés par des commissaires de police. Les surveillants suivent une journée complète d'enseignement, autour de la découverte de l'islam et de la lutte contre le prosélytisme.

Sur ce chapitre, ils apprennent à identifier les "signes extérieurs de ralliement à la cause islamique" que peuvent être le port de la barbe, la demande subite d'un Coran par un homme qui n'était jusque-là pas musulman, ou les exigences répétées d'un tapis. Puis les "comportements d'intolérance vis-à-vis des codétenus" : dans certaines prisons, sous la pression de religieux radicaux, il est arrivé que des détenus ne puissent se doucher qu'en slip ou habillés. Ailleurs, certains peuvent refuser de parler devant des femmes.

Enfin, la question du "prosélytisme opérationnel" est abordée. L'administration le définit comme ce qui conduit certains détenus à en prendre d'autres totalement en charge, sans perturber l'ordre de la détention, ou, à l'inverse, à provoquer l'institution par une exagération des rites religieux.

En réalité, il n'est pas aisé de concilier cette pression sécuritaire avec la reconnaissance de l'islam, devenu la religion majoritaire en prison. "Les besoins spirituels sont énormes en prison. Mais si on remet sans cesse de l'islamisme, de la menace, derrière l'islam, on ne va pas s'en sortir, s'énerve Jean-Marc Dupeux, responsable de l'aumônerie protestante des prisons. Nous construisons des liens autour de gens déstructurés ou malades. Qu'on ait un peu de pitié et qu'on ne charge pas les aumôniers de faire barrage au terrorisme !"

Le gouvernement affiche sa volonté politique de mieux traiter l'islam. Les établissements pénitentiaires, lieux longtemps délaissés par les responsables musulmans, manquent d'imams et de lieux de culte adaptés. Un vide qui a laissé la place aux imams autoproclamés et aux radicaux. Professeur de mathématiques et imam à Lille, Moulay Al-Hassan Al-Aloui Tabili a été nommé en mai aumônier général par le bureau du Conseil français du culte musulman (CFCM). Mais il n'a toujours pas été confirmé dans ses fonctions. Son avenir dépend d'une réunion du CFCM, maintes fois reportée en raison de dissensions internes.

La chancellerie attend pourtant de lui qu'il double le nombre des aumôniers. Ils ne sont que 66 (ils étaient 8 en 1995), pour 505 prêtres catholiques, 284 pasteurs protestants et 54 rabbins. Le gouvernement est prêt à les rémunérer. Mais les salaires — 1 200 euros mensuels pour un aumônier national, 800 euros pour son homologue local — demeurent trop faibles pour attirer des candidats.

Dans la salle de culte d'Osny, l'imam vient d'apporter un carton d'exemplaires du Coran. De nombreuses mains se lèvent pour en obtenir un. "Mon directeur !", lance M. Nsangou en se tournant vers M. Voituron, un livre ouvert à la main. "Regardez, il n'y a rien de caché." Dans l'établissement, malgré tous les efforts, les tensions n'ont pas disparu. L'équilibre auquel sont parvenus détenus, administration et responsables religieux est fragile. La demande récurrente de viande halal, uniquement disponible moyennant finances à la "cantine", empoisonne la vie quotidienne. Dans la salle de prière, un homme raconte que la couverture d'un Coran a été arrachée à l'entrée de la prison, au nom de la sécurité. "Ils ne font pas ça sur la Torah", assure-t-il. Un autre s'est confié à l'imam : "Mon codétenu m'a dit : 'Tu me fais chier avec tes cinq prières par jour !'" La direction, précise M. Nsangou, a réglé le problème "très rapidement" en lui trouvant un autre voisin.

Parmi les croyants présents, assure l'imam, beaucoup se demandent pourquoi l'islam, au-dehors, ne bénéficie pas d'un traitement aussi correct que dans la maison d'arrêt. "Si tous les maires de France construisaient de tels lieux multiconfessionnels, ce serait une très bonne chose, assure M. Nsangou. Voyez, la leçon vient de la prison pour diffuser à l'extérieur."


Nathalie Guibert
Article paru dans l'édition du 04.02.06