L'énigme
Casalta
Le Journal Hebdo
En
1980, dans un environnement médiatique marocain cloisonné, seulement trusté par
l'omniprésente Radio Télévision du Maroc, éclot une station de radio à vocation
internationale. Baptisée Radio Méditerranée International, ou Médi 1, elle est le fruit d'une coopération
franco-marocaine, plus particulièrement d'un accord entre le défunt roi du
Maroc, Hassan II, et le président français de l'époque, Valéry Giscard
d'Estaing. Basée à Tanger, elle est détenue à 51% par des capitaux marocains et
à 49% par des fonds français, notamment représentés par la Société Française
de Financement de Radiodiffusion, la
SOFIRAD, une société chargée de la gestion des participations
de l'Etat Français dans les postes français de radio télévision en France et à
l'étranger. Et pour la mener à bien, un homme, Pierre Casalta.
En 2006. Dans un environnement médiatique au parfum de libéralisation, une
chaîne de télévision généraliste -avec tout de même une prééminence de
l'information- reçoit son sésame de diffusion de la part du CSCA. Dans le pipe
depuis trois années au moins, elle avait été annoncée par Jacques Chirac himself, prévue dans un premier temps pour l'année 2004,
puis sans cesse reportée. Intitulée Médi 1 Sat, son chantier serait bien avancé et elle s'imposerait
d'ores et déjà comme le grand média audiovisuel qui ciblera le grand Maghreb et
une partie de l'Europe méditerranéenne. Comme sa devancière radiophonique, elle
sera l'œuvre d'un homme particulièrement, Pierre Casalta.
Fin de non-recevoir
L'homme communique peu, sinon pas du tout. Contacté par le « Journal
Hebdo », il opposera une fin de non-recevoir par la voix de sa secrétaire
qui affirmera péremptoirement « qu'on ne communiquait pas encore sur Médi 1 Sat ». La seule
interview qu'on lui connaîtrait jusqu'alors aurait été accordée (selon ses
collaborateurs de l'époque) au début des années 80 à l'hebdomadaire
« Jeune Afrique », pour une sorte de bilan de sa radio lancée trois
années plus tôt, et dans laquelle il aurait affirmé : « La mayonnaise
a bien pris ». Et c'est vrai qu'elle a bien pris la mayonnaise. Médi 1 est aujourd'hui la radio leader du Maghreb, avec une
audience moyenne de 23 millions d'auditeurs, dont une large majorité en Algérie
(on parle de 40% d'audience). Elle est composée de 36 journalistes, 10
animateurs, 27 correspondants et 9 chroniqueurs, dont Jean-Marie Colombani, le
patron du Monde. Une méga réussite, sachant que la station a été montée avant
tout pour arroser le voisin de l'Est et concurrencer Alger Chaîne 3, où le
climat politique était furieusement tendu entre les deux pays à l'époque.
« Ce n'est pas pour rien que l'émetteur de la station est installé à
Nador. Comme cela on pouvait toucher toute la Méditerranée, sachant
que les ondes sont plus claires, glissent beaucoup mieux sur une surface
maritime », explique un ancien collaborateur. Et d'ajouter : « Casalta est venu avec une ligne éditoriale claire. On
devait être une radio internationale, avec des collaborateurs un peu partout
dans le monde mais avec aussi un objectif bien précis ; garder une sorte
de distance avec le Maroc, simuler une indépendance éditoriale par rapport au
pouvoir de l'époque, tout en ne se privant pas de mettre en exergue les maux du
voisin. C'était de bonne guerre ». Pour cela, Pierre Casalta
ira de sa petite touche personnelle. A Médi 1, les
journalistes ne disaient pas "Sa Majesté le Roi Hassan II", mais
"Hassan II, Roi du Maroc", un régime valable pour tous les chefs
d'Etat. Et à l'époque, dans un univers médiatique fermé, aux normes bien
définies à l'avance, c'est une petite révolution. Tout comme le fait d'évoquer
Israël dans le conflit israélo-arabe, ou bien l'Iran dans celui qui l'opposait
à l'Irak, voire de dire Tel-Aviv au lieu de Jérusalem. « En citant ces
deux pays, surtout Israël, cela revenait à les reconnaître de facto. Dit comme
ça aujourd'hui, ce n'est rien, mais à l'époque, ça me valait des "Shalom" chaque fois que je me promenais dans le Grand Socco à Tanger », explique le journaliste Abdou Souiri, ancien de la maison, aujourd'hui pensionnaire de
Radio 2M. Cela dit, l'innovation et l'indépendance éditoriales ont aussi
leur limite à Médi 1. Lorsqu'à la fin des années 80,
la famille Oufkir parvient à s'évader et monte à Tanger dans le dessein de
franchir le détroit et quitter le Maroc, Malika et
les siens font un détour par la chaîne pour une aide médiatique éventuelle. Ils
se feront gentiment éconduire, avec tout de même un conseil, celui d'aller
taper à la porte de RFI. Ce qu'ils feront avec bonheur.
Un mercenaire de l'info
Plus, lorsque les évènements de 81 à Casablanca auront lieu, ils seront
annoncés avec beaucoup de retard, une fois que l'info aura largement été
relayée ailleurs. La chaîne devait d'ailleurs s'installer à
Casa, mais ces émeutes auraient tout remis en cause. Pareil pour les attentats
de mai 2003 où la chaîne attendra près de sept heures et un communiqué officiel
de la MAP, avant
de l'annoncer sur ses ondes. « C'était une règle à Médi
1. Tout ce qui était sensible et touchait au Maroc devait être traité avec
beaucoup de prudence. Avant de l'annoncer, ce devait être largement officiel,
ou bien issu de la MAP.
Surtout ne pas prendre de risques, sous peine risque de subir
les foudres du patron », affirme un ex-journaliste. Car le patron veille
sur son business. Jalousement même. Lorsqu'il débarque à Tanger au début des
années 80 sur initiative royale, Pierre Casalta est
un inconnu ou presque. Personne ne sait rien de lui et, 25 ans plus tard, le
mystère demeure quasiment entier à son propos. D'aucuns disent qu'il a été
soldat parachutiste lors de la guerre d'Algérie, d'autres un grand reporter qui
a bourlingué par delà le monde pour couvrir de grands évènements dans des
conditions impossibles, un mercenaire de l'info capable d'aller n'importe où
pour ses reportages. Il aurait aussi géré « Africa
1 » au Gabon pour le compte de la SOFIRAD, l'équivalent de Médi
1 en Afrique noire et traîné ses guêtres au Liban et à Chypre… Mais selon ceux
qui l'ont longuement côtoyé, il est surtout un remarquable meneur d'hommes, dur
mais juste, plus craint qu'aimé, et au cercle de confiance comptable sur les
doigts d'une main. « On pense surtout à celle que l'on appelle "la
dame de fer", à la fois comptable et confidente,
présente à ses côtés depuis un quart de siècle maintenant. Elle est la fidèle
parmi les fidèles. C'est elle qui tient quasiment les rênes financières de la
radio », ajoute avec un sourire cet ex-animateur qui, comme tous les
anciens de la chaîne devenus aujourd'hui des cadors du journalisme ou de
l'animation au Maroc, voue une admiration sans bornes à la rigueur et la
personnalité de Casalta.
Politique de brassage des nationalistés
« Casalta, soit on le vénère, soit on le
déteste. C'est normal, en s'installant au Maroc, il a installé de nouveaux
standards. Il a débauché beaucoup de journalistes de la RTM, qui est une véritable
administration, où il ne faut pas bousculer les habitudes. Sa rigueur et son
exigence ont fait grincer des dents. Mais il ne fait aucun doute qu'il a bouleversé
le monde des médias au Maroc », ajoute Abdou Souiri.
En installant Médi 1, ce baroudeur corse avait une
idée précise de ce qu'il voulait. D'abord un concept, celui "D'une voix,
Deux langues". Ensuite une chaîne d'info bilingue où l'approximation n'aurait
pas droit de cité. Une anecdote, significative, circule à ce sujet :
« Lors d'un 12h30, un jeune journaliste français a vu sa langue fourcher.
En voulant dire "redorer son blason", il a laissé glisser "
redorer son blouson ». Casalta l'attendait à la
sortie du studio avec cette phrase. « Passez tout de suite chez la
comptable, votre chèque vous attend. Le Marrakech part demain matin à sept
heures », raconte, hilare, ce journaliste. Encore une fois, ce sacro-saint
concept de l'info sacrée, autour de laquelle tout devait tourner. Les
émissions, musicales, sociétales ou féminines à succès n'étaient qu'un moyen
pour rabattre l'auditeur sur les différents journaux de la journée. Et pour
cela, il s'est attelé à trouver des voix fédératrices au timbre reconnaissable
entre mille. Il mit ainsi le pied à l'étrier (dans le domaine de la radio) à Naïma Lemcherki et Abdelkader Moutaâ officiant à l'époque dans le théâtre et le cinéma.
Il forma des talents aujourd'hui reconnus tels que Jalil
Noury, Abdou Souri, Fatéma Loukili, Samy El Jay, Abdelkader Chabih
et Abdessadek Benaïssa,
entre autres. Il installa également une chronique arabophone à succès assurée
par l'écrivain Mohamed Choukry, et reprit avec tout
autant de bonheur les histoires de Pierre Bellemare le soir. « Il avait
une connaissance accrue des us et coutumes de la mentalité nord-africaine. Il
savait exactement ce que l'auditeur attendait et s'arrangeait pour le lui
offrir », résume Mehdi Ouazzani, longtemps
animateur de l'émission "La chaîne de l'amitié", parfaitement
implantée dans le Maghreb avec près de 4000 lettres par mois. Mais le talent
seul ne suffit pas. Il faut de la diversité, de la rigueur, et des cadors pour
chapeauter tout cela. A partir de 84, il entame une politique de brassage des
nationalités, surtout nord-africaines, et pour cela, fait venir à la chaîne des
journalistes tunisiens (Moncef Bouallegue)
et algériens, (Brahim Zitouni et Abderrahmane
El Ouazzani). Tout ce beau monde sera coaché par des
professionnels français reconnus, des hommes du calibre de Patrice Zerr à la rédaction en chef, Jean-Marie Ferrand à la
direction artistique, et Claude Thuret comme cheval de bataille du côté de la
technique. Et puis surtout, se révèle un monstre de boulot, surveillant sa
chaîne comme un général surveillerait sa caserne. « Quand la 1ère guerre
du Golfe a éclaté, il a mobilisé les troupes 24/24, en étant constamment
présent. Rien ne devait filtrer. Il écoutait toutes les émissions, toutes les
infos diffusées par Médi 1. Il se faisait même
traduire les textes arabophones, et partait faire son jogging matinal avec une
radio portable constamment branchée sur la chaîne. Il lui est arrivé de faire
irruption dans le bureau d'un technicien mal réveillé à 5 heures du matin, de
prendre sa place et de lui intimer l'ordre d'aller se raser avant de reprendre
le boulot. Tout ça pour dire qu'il faisait attention à tout », raconte ce
journaliste. Et surtout à ne pas froisser ses employeurs de prestige avec qui
il entretenait des relations, paraît-il, très chaleureuses,
ce qui, évidemment, n'aurait pas été du goût de tout le monde. « Lorsque
l'ONA a augmenté sa participation dans Médi 1, ils ont tout fait pour l'éjecter, en vain.
On s'est alors dit qu'il devait avoir un parapluie bien solide qu'il a
consolidé au fil des ans. Et qu'il continuera de consolider avec Médi 1 Sat, qui sera davantage
une LCI arabe qu'une quelconque concurrente de 2M ou la RTM. Ce qui est sûr,
c'est qu'encore une fois, il réussira son pari », conclut ce journaliste.
Le mythe Casalta ne semble donc pas près de
s'éteindre.
il se révèle être un monstre de boulot, surveillant sa
chaîne comme un général surveillerait sa caserne.
Amine Rahmouni
16/04/2006