Entretien avec Malek Chebel « L'islam aime la chair,l'amour et les femmes »
Attention, ce livre est dangereux : « Le Kama-sutra arabe » (Pauvert),
de l'anthropologue Malek Chebel, exhume de la clandestinité, voire de
l'oubli, les grands textes de l'érotisme arabe.
Propos recueillis par Catherine Golliau
Scandale : cet ouvrage parle de passion, de désir, de coït, de
vulve, de pénis ; on y chante le plaisir des sens et le bonheur d'aimer.
Courtoise mais aussi gaillarde, voire paillarde, la littérature érotique
arabe exprime une sensualité jubilatoire, scandaleuse par essence quand
les fatwas de l'intégrisme musulman s'attachent à nier le corps. De très
sérieux professeurs d'Al-Azhar, la plus prestigieuse université d'islam,
ne viennent-ils pas d'interdire de « faire l'amour nu » sous peine
d'invalider le mariage ? Tartuffe est toujours vert mais connaît mal ses
lettres, leur rétorque Malek Chebel dans cette interview exclusive :
l'islam aime la chair, l'amour et les femmes.
Le Point : Vous publiez une anthologie des textes érotiques en islam
: « Le Kama-sutra arabe ». Ces deux mots ne sont-ils pas antinomiques ?
Malek Chebel : Les fondamentalistes tiennent pour impure toute
intention charnelle, et même tout clin d'oeil. Mais cet islam procède
d'une haine de la chair. Il condamne le corps et la nudité, et excommunie
la femme au seul prétexte qu'elle est une femme. La religion de Mahomet
n'a pas toujours été synonyme de frustration et de culpabilité. Par le
passé, un grand raffinement a accompagné son développement, notamment en
Mésopotamie, en Andalousie, au Maghreb et en Syrie. Rappelons-nous les
divans recouverts de roses et les lits coquins dont parlent « Les mille et
une nuits ». Mais la psychanalyse a prouvé que ce que l'on refoule le plus
est cela même qui rejaillit avec une force sauvage... « Le Kama-sutra
arabe » est un livre de sagesse autour du couple. Prélude à la fécondation
et au coït, c'est aussi un manuel du savoir-jouir, une anthologie de
poésie courtoise et une grammaire des positions amoureuses. Comme dans le
Kama-sutra indien, les jeunes gens apprennent à se comporter en parfaits «
brahmanes », à tenir leur rang et à respecter les conventions.
Cet érotisme est donc recommandé par les textes sacrés de l'islam ?
La sexualité est un fait reconnu par le Coran et par la tradition. Le
Coran invite très clairement le musulman à s'adonner à l'oeuvre de chair,
qui fait partie intégralement de la foi. Il fait référence à la sexualité
et plus précisément à la fécondité. Dans la sourate II, intitulée « La
génisse » ou « La vache », il est clairement dit que l'acte charnel est
une bénédiction divine recommandée par Allah : « Elles (les femmes) sont
un vêtement pour vous et vous êtes un vêtement pour elles... Cohabitez
avec elles et recherchez ce qu'Allah a prescrit pour vous » (Coran, II,
187). Un bon musulman ne se parfait spirituellement que s'il honore
régulièrement son épouse en cherchant, si possible, à la satisfaire
pleinement. Les bons musulmans doivent « cultiver leur champ » (sourate
II, verset 223). Ce n'est pas un hasard si le Paradis de l'islam est hanté
par les houris, ces jeunes femmes dont la virginité physique se
reconstitue après chaque pénétration. Le texte sacré exprime à divers
endroits et sans pudibonderie le désir, la passion et même la furie
amoureuse, comme au chapitre XII, dans la sourate dite de « Joseph », qui
raconte la passion de Zuleikha, femme de Putiphar, pour le beau Joseph que
ses frères avait vendu en esclavage. « Haita lak, lui dit-elle. Me voici à
toi ! prends-moi, je suis follement amoureuse... ! » Tels qu'ils sont
rapportés au IXe siècle par Bokhari, les hadiths du Prophète, c'est-à-dire
ses propos et ses commentaires, sont aussi très « verts ». Enfin, la
tradition qui s'est construite à partir de l'exemple donné par les
compagnons du Prophète milite pour un affranchissement total du corps,
tout en restant dans les limites d'une sexualité saine.
Mahomet était un grand sensuel ?
Il menait une vie qui pourrait sembler pécheresse aux yeux des
intégristes d'aujourd'hui... Il le disait lui-même : j'ai aimé de ce monde
les femmes, les parfums et la prière. Il n'hésitait pas à favoriser la
découverte du plaisir chez ses partenaires. Nous le savons par les propos
rapportés par les épouses du Prophète elles-mêmes : d'après l'historien
Tabari (839-923), quand Mahomet reçut dans son lit Marya la copte, il
resta avec elle vingt-sept jours et vingt-sept nuits...
Mais les textes sacrés prônent moins le plaisir que la fécondité...
Il est vrai que le Coran fait surtout référence à la sexualité, et plus
précisément à la fécondité. L'islam, religion à vocation nataliste,
rencontre ici la famille : l'islam veut des soldats, la famille veut des
enfants. Mais cela n'interdit pas la jouissance. Une expression arabe dit
que, lorsqu'un homme et une femme sont ensemble dans une chambre, la
troisième personne ne peut être que Satan. Ce qui veut dire que lorsque
deux individus majeurs désirent se donner l'un à l'autre, ils peuvent
jouir l'un de l'autre sans limite. Tous ceux qui veulent dresser les
jeunes filles selon leur vision rétrograde agissent non pas comme des
musulmans, mais comme des misogynes et des machos.
Difficile d'imaginer que la culture bédouine du VIe siècle arabe ait
pu nourrir l'érotisme brûlant que vous décrivez.
Il est vrai que la société anté-islamique de l'Arabie ne nous a pas
laissé d'oeuvres « érotiques » au sens où on l'entend aujourd'hui. Les «
Ayam al-Arab » (« Les jours des Arabes » ), qui rapportent la légende des
Anciens, mentionnent bien des romances, mais rien de transcendant sur le
plan sexuel. La Perse a donné sa richesse évocatrice à la poésie
orientale. Les thèmes de l'homosexualité lui sont en grande partie
empruntés. La beauté, l'esthétique sont typiquement persanes. Les
aphrodisiaques, les recettes de beauté, l'amour courtois sont plutôt
arabes. Mais aucun clivage strict ne peut être posé.
L'Occident a forgé une partie de son imaginaire érotique grâce aux «
Mille et une nuits ». Quelle place tiennent-elles dans cette littérature ?
Unique. Toutes les parties fines que la société bourgeoise de la Bagdad
abbasside (Xe siècle) organisait, parfois dans le palais même du
souverain, nous sont décrites par « Les mille et une nuits ». C'est
étonnant, la liberté de ton avec laquelle ses auteurs - je devrais dire
ses « auteures », telle est la thèse que je défends dans mon livre, «
Psychanalyse des "Mille et une nuits" » - ont abordé la question du sexe,
même si les traductions récentes de ces contes sont fort pudibondes.
Quelles sont les autres grandes oeuvres érotiques de la culture
islamique ?
Cette littérature est très diversifiée. Il existe de nombreuses oeuvres
qui relèvent de l'amour courtois au sens où on l'entend en Occident et où
s'illustrent deux grands noms, Umar Ibn Abi Rabi'a (644-719), que l'on a
surnommé le Casanova de Médine, et Abu Nuwas (757-815), libertin splendide
qui osa tenir un verre de vin d'une main et caresser de l'autre la joue
d'un mignon. Il existe aussi des oeuvres qui relèvent plutôt du manuel
d'érotologie, comme « Le collier de la colombe », d'Ibn Hazm l'Andalou
(994-1063), « Le guide de l'éveillé », d'Ibn Foulayta (XVe siècle), et
surtout « Le jardin parfumé », du cheikh Nefzaoui (XVe siècle). D'autres
sont très truculents, comme ce qu'a pu écrire Esfahani, auteur au XIXe
siècle d'une « Epître de la queue ». Avec ces ouvrages, on découvre que
l'Orient n'a jamais cessé de parler de la taille du pénis, de la beauté de
la vulve, de la puissance copulatoire... Certains traités, plus rares,
n'hésitent pas à évoquer ouvertement la nymphomanie, la zoophilie, la
masturbation et même le godemiché. Enfin, il ne faut pas oublier les
textes humoristiques. J'ai traduit dans mon « Kama-sutra arabe » nombre
d'anecdotes où le sexe est campé dans des historiettes savoureuses que
seuls les gens d'esprit pouvaient saisir. Evidemment, cette littérature
était surtout réservée à une classe privilégiée et circulait discrètement
sous le manteau.
Peut-on parler d'un âge d'or du sexe en islam, comparable, par
exemple, au libertinage français du XVIIIe siècle ?
Difficile de parler d'un âge d'or dans la mesure où cette littérature
érotique se développe sur près de mille ans, et de manière très
éparpillée. L'amour courtois ayant été initié au VIe siècle avec des
couples emblématiques comme Majnun et Layla ou Djamel et Buthaïna,
l'érotisme s'exprime ensuite avec le mouvement dit des « Raffinés »
(Zurafa). A l'image d'Abu Nuwas, un prince dans tous les sens du
mot, les Raffinés faisaient bombance et bonne chair sans souci des
conventions. Durant le Xe et le XIe siècle, la nécessité d'expliquer au
plus grand nombre les préceptes de la religion pousse de nombreux
théologiens orthodoxes - Ghazzali par exemple - à traiter aussi bien de la
jalousie et du désir que des interdits. Du XIIe au XVe siècle, des
narrateurs hors pair décrivent les mille et une façons de s'adonner à la
chair... J'ai ainsi été étonné par la décontraction avec laquelle des
auteurs comme Nawadji (XVe) traitent de l'homosexualité, sujet délicat en
islam, comme l'a malheureusement montré récemment le procès surréaliste
intenté aux homosexuels en Egypte. L'Empire ottoman, militaire et
administratif, marque toutefois un reflux de l'art en général et de la
culture érotique en particulier, même si l'on trouve quelques perles dont
il sera difficile de nier la beauté.
Quel rôle tient la femme dans cette culture érotique ?
La femme, l'épouse et la concubine, voire la prostituée, jouent un rôle
essentiel. La femme est la partenaire idéale des amoureux courtois, les
udhrites, la dulcinée des Raffinés du VIIe siècle... Et la principale
protagoniste des « Mille et une nuits ». En tant que partenaire, ses
capacités sexuelles sont louées par tous les érotologues, et même le Coran
lui reconnaît une certaine autonomie en la matière. Certaines femmes ont
d'ailleurs écrit des textes érotiques comme Wallada (XIe), poétesse et
princesse de Cordoue qui n'hésita pas à afficher ses goûts saphiques.
Et le harem ?
On fantasme beaucoup sur ce lieu privé des femmes que les Occidentaux
imaginent entassées les unes sur les autres. La peinture orientaliste des
XVIIIe et XIXe siècles a popularisé les odalisques nues, fumant le
narghilé en attendant l'assaut d'un mâle... Mais il est vrai que le
secret, le caché et le non-dit excitent la libido. De fait, comme le
montre la littérature érotique, la situation de la femme est heureusement
plus complexe et plus raffinée que cela. Les femmes y sont montrées rusées
et débrouillardes. Elles n'acceptent jamais un mâle si elles ne l'ont pas
désiré. Même leurs époux légitimes peuvent avoir des difficultés pour se
faire accueillir pour la nuit. Il leur faut séduire, convaincre. La
sexualité y reste l'un des derniers bastions de la liberté individuelle.
Comment expliquez-vous la peur de la chair et du désir qui
caractérise aujourd'hui la culture musulmane ?
Le rejet de la chair et du sexe est d'abord un rejet de soi-même. Et
lorsqu'on se rejette il n'est pas sûr d'aimer qui que ce soit, même Dieu.
L'islam met l'accent sur le bonheur profane comme médiation et comme
invite au bonheur spirituel. Les opposer, c'est se conduire comme un «
analphabète sentimental ». Du reste, les hadiths le disent sans cesse :
aucun musulman ne peut prétendre au Paradis s'il ne commence par aimer son
prochain (au sens biblique et au sens profane du terme) comme il s'aime
lui-même
Malek
Chebel
1953 Naissance à Skikda, en Algérie.
1980 Doctorat en psychopathologie et psychanalyse
(Paris-VII).
1982 Doctorat d'anthropologie (Jussieu).
1984 Doctorat de sciences politiques (IEP Paris).
1984 « Du corps en islam » (PUF).
1986 « Dix aphorismes sur l'amour » (Payot).
1988 « L'esprit de sérail, mythes et pratiques sexuels au
Maghreb » (Payot).
1995 « Encyclopédie de l'amour en islam » (Payot).
2000 « Du désir » (Payot).
2001 « Les cent noms de l'amour », avec Lassaâd Métoui
(Alternatives).
2002 « Le sujet en islam » (Seuil).
2003 « Islam et libre-arbitre, la tentation de l'insolence
», avec Marie de Solemne
(Dervy).
Cheikh Nefzaoui
« Pour plaire aux femmes, les membres virils doivent avoir
en longueur, au plus, douze travers de doigt, c'est-à-dire
trois poignées et, au moins, six travers de doigt ou une
poignée et demie [...] L'homme dont le membre reste au-dessous
de deux poignées ne peut être agréable aux femmes. »
(In « Prairie parfumée », traduction Baron R.)
El-Bokhari : hadith
« Zaynab [femme du Prophète Mahomet] rapporte ce que Um
Salama [l'une des épouses du Prophète] lui a dit : "J'eus mes
menstrues pendant que j'étais au lit avec le Prophète. Je me
glissai aussitôt hors du lit, allai prendre mes vêtements de
menstrues et les endossai. L'Envoyé de Dieu me dit : "As-tu
tes règles ? - Oui, répondis-je. Alors, il m'appela et me fit
remettre avec lui sous la couverture." Zaynab ajoute : "Um
Salama m'a également dit que le Prophète l'embrassait bien
qu'il fût en état de jeûne et qu'elle se lavait des impuretés
de la copulation dans un même vase avec lui. »
(In « Les Traditions islamiques », chap. VI, « Les
menstrues », d'El-Bokhari, 810-870, théologien et anthologue.)
Abu
Nuwas (vers 757-vers 815)
« Le bien-aimé qui est mien
A force de me fuir devient
Plus désirable.
Image il l'est tout entier
Et tout ce que tes yeux auraient vu de lui
Sera une image
Il en est de même des perles
Un jeune garçon ignore
Laquelle dans le regard est la plus éblouissante. »
(Trad. Martino et Bey Saroit.)
Umar Ibn Abi Rabi'a (644-719)
« Que la tunique qui frôle ses seins, et ses flancs
Touche son ventre, mais découvre le dos.
Lorsque la brise du soir se met à frissonner
Toutes les envieuses jalousent alors ses charmes cachés.
»
« Ô lapins de toutes les couleurs et de toutes les variétés
entre les cuisses des adolescentes filles de rois ! Vous étiez
gras, vous étiez ronds, vous étiez dodus, vous étiez blancs,
vous étiez comme des dômes, vous étiez gros, vous étiez
voûtés, vous étiez hauts, vous étiez unis, vous étiez bombés,
vous étiez fermés, vous étiez intacts, vous étiez comme des
trônes, vous étiez comme des nids, vous étiez sans oreilles,
vous étiez chauds, vous étiez comme des tentes, vous étiez
sans poils, vous aviez des museaux, vous étiez fendus, vous
étiez sensibles, vous étiez des gouffres, vous étiez secs,
vous étiez excellents... »
(« Les aventures de Hassan al-Basri », traduction
Joseph-Charles Mardrus.)
Nabigha Dubyani (VIe siècle)
« Avancez votre main : gras et saillant,
Son sexe généreux emplira toute votre main.
Mais le but est profond ; il est élevé ; il sent bon.
Si vous parvenez à atteindre ce but, votre arme
En se retirant, glissera sur des parois demeurées sèches.
Et pour extraire cette arme vous devrez vous arc-bouter
Tel l'enfant qui puise l'eau du puits. »
(In Martino/Bey Saroit, « Anthologie de l'amour arabe
».)