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photo, elle se tient droite, emmitouflée dans un anorak,
le visage lisse, le chignon défait. Sans fard. Sa
dernière séance, c'était pour un magazine féminin. Ils
avaient lissé ses cheveux, l'avaient maquillée. Elle :
«Pas trop : je n'ai pas l'habitude.» Au final,
sur le papier glacé, la fille au brushing flamboyant et
aux lèvres fuchsia ne lui ressemble pas. Depuis, ses
amis la taquinent, l'appellent «geisha Amara» et
lui font des fausses propositions de mariage. Elle en
sourit.
Elle reçoit dans un appartement impeccablement rangé.
Au vingtième étage d'un immeuble du XIXe arrondissement
parisien, dont la vue lui donne le vertige. On sent
qu'elle y passe peu de temps. Elle y habite depuis
qu'elle est montée à Paris, en 2000, pour prendre la
tête de la Fédération nationale des maisons des
potes, réseau associatif créé dans le sillage de
SOS Racisme. Il n'y a toujours pas son nom à
l'interphone. Autour d'un thé à la menthe, elle est
prête à défendre pendant des heures la marche des femmes
en colère contre le machisme et la violence qu'elles
subissent dans des quartiers ghettos, à expliquer cette
révolte des «Ni putes ni soumises» dont
elle est l'initiatrice. Mais rougit légèrement dès qu'on
aborde ses histoires à elle.
Fadela Amara est la fille d'une cité de
Clermont-Ferrand. Dans ce quartier «aux murs
délabrés, où tout transpirait la pauvreté», les
adolescents aidaient les vieilles à porter leurs
courses, et tout le monde rappliquait quand le malheur
frappait une famille. Elle en garde un souvenir
«plutôt ensoleillé». Filles et garçons se
côtoyaient au vu et au su de tous, même s'ils se
fréquentaient en cachette. Les filles pouvaient sortir,
se maquiller, s'habiller en jupe courte et talons hauts,
à la mode des années 80. Aujourd'hui, les minijupes ont
disparu, remplacées par d'informes joggings. La mixité
est aux orties. «C'est fini.» Fadela Amara a
repéré les dégâts en bas de chez elle. «Des filles me
disaient : "Mon frère ne veut pas que j'aille en
boîte", ou "Je n'ai pas le droit d'aller en fac à
Toulouse", et elles s'inclinaient. Quand elles
discutaient entre elles et qu'on leur disait de rentrer,
elles obéissaient. A 17 ans, elles acceptaient des
mariages arrangés.» Il a fallu de nouveau exhiber le
drap maculé de sang, le lendemain des noces. «Les
traditions archaïques sont revenues.» Constat
particulièrement cruel puisque, comme beaucoup d'autres
femmes nées dans les années 1960 de parents immigrés,
Fadela était partie à la conquête de sa liberté. Et,
sans jamais rompre avec sa famille, l'avait finalement
arrachée.
A la maison, l'émancipation n'était pas au programme.
Les quatre soeurs et les six frères de cette famille
kabyle n'étaient pas élevés de la même manière. Le père,
«fier, autoritaire, honnête, austère», bref
«montagnard», était ouvrier en bâtiment. La mère,
«possessive, chaleureuse, accueillante,
méditerranéenne», femme au foyer. Un partage des
rôles qui correspond au canevas traditionnel. A 12 ans,
Fadela assenait pourtant à son père : «Les hommes et
les femmes sont égaux.» Lui : «Oui. L'homme
dehors, la femme à la maison.» Pour les horaires,
les sorties, filles et garçons n'avaient pas les mêmes
droits. «Il fallait faire attention au
qu'en-dira-t-on», se souvient Fadela. Zouina, sa
mère, «un peu casque bleu», négociait pour
qu'elle puisse aller au cinéma et à la danse. A l'école,
on la renvoyait à son statut d'immigrée.
«L'institutrice a demandé un jour qui était enfant
d'étrangers. Les petits Mohamed levaient la main. Pas
moi, j'étais française. Elle m'a désignée : "Toi aussi,
Fadela."» Chez ses parents, il y a toujours
des photos du bled au mur. On y parle kabyle. Son père
pratique «un français fracassé». «Je n'ai
jamais vécu ça comme un handicap. Au contraire : on
parlait une langue à la maison, une autre
dehors.»
«Grande gueule», à l'affût du monde, Fadela
aurait aimé faire des études de lettres. Elle est
orientée vers un CAP d'employée de bureau. Puis elle
enquille tous les dispositifs publics d'aide à l'emploi.
Pendant ces années au pain sec, elle milite sans
relâche.
Dès 16 ans, quand la mairie veut raser son quartier,
elle fait du porte-à-porte pour en obtenir la
réhabilitation. Elle crée une association de femmes,
alors qu'elle n'est pas encore majeure. Participe aux
grands mouvements antiracistes (marche des beurs en
1983, SOS Racisme). Puis elle enclenche ce mouvement «Ni
putes ni soumises» qui défend les femmes des quartiers
sans s'étiqueter «féministe». C'est elle qui organise
des états généraux à la Sorbonne en janvier 2002, rédige
une pétition qui compte 20 000 signataires à ce jour, et
met en place un tour de France qui s'achèvera à Paris le
8 mars. Convaincue que l'action politique paye, elle qui
vote depuis ses 18 ans (elle refuse de dire comment) a
rencontré des ministres, des responsables de droite et
de gauche. «Tu sors d'une cité, tu n'as pas de
diplôme, tu es reçue par des gens importants, ça fait
quand même quelque chose.»
Ce tempérament «atypique» qu'elle
revendique, elle le garde de l'enfance. Petite, elle
était solitaire dans une famille nombreuse, cultivait
des goûts bien à elle, rêvant de devenir danseuse
étoile, adorant Maurice Béjart. Elle était la seule à
regarder le journal télévisé avec son père, avide de
nouvelles de Cuba ou du Proche-Orient. Ses parents sont
analphabètes, elle dévorait les classiques à la bougie.
Quand on la cherchait, sa mère répétait : «Fadela a
les yeux dans les mots.» Aujourd'hui, quelques livres
traînent chez elle : Tigre en papier d'Olivier
Rolin, de la poésie arabe. Six caisses de bouquins
l'attendent encore à Clermont. Elle cite Yourcenar,
Duras... des femmes, encore. Elle préfère l'opéra
(Puccini et la Callas) au rap. Elle vénère Meryl Streep
et Nathalie Baye. Elle se réjouit dans les guinguettes,
se reconnaît dans «la France des petits villages»
plus qu'elle ne se nourrit de la (contre) culture de
banlieue.
Elle a trouvé sa place, s'est affranchie peu à peu.
«En militant, j'ai gagné ma liberté.» Elle a même
réussi à inverser le schéma familial. A 21 ans, elle
s'est mise à travailler, tandis que son frère, sans
boulot, restait à la maison. De quoi faire réfléchir le
patriarche. «J'ai gagné ainsi le droit de choisir
comment je vis.» D'être musulmane pratiquante et
militante «attachée à la laïcité et la démocratie à
la française». De parler sur la place publique de
sexualité, alors que cela reste tabou au sein de sa
famille. De se laisser absorber par le militantisme.
D'avoir un jules dans sa vie même si elle ne veut
pas en parler dont on devine la présence à une
cravate qui traîne, à un appel un peu insistant où il
est question d'une vaisselle pas faite. Et à qui elle
jure, un peu de mauvaise foi : «Non, il n'y en a pas
que pour les journalistes», avant de raccrocher,
avec un sourire taquin.
photo DJAMEL DINE ZITOUT