Présents en Algérie depuis des millénaires, les
juifs, naturalisés français depuis 1870, constituent une minorité
intermédiaire entre Européens et "indigènes musulmans".
Un début de l'été 1954, une famille juive de Constantine, les
Zaoui, qui possèdent une bijouterie place des Galettes, au cœur de
la vieille ville, décide de se faire photographier rue Caraman, près
de la grande place de la Brèche. La chaleur est étouffante, mais
tous ont revêtu leurs plus beaux habits.
Ils se préparent pour un mariage.
L'événement est d'importance, et sera immortalisé.
Le personnage principal est Benjamin, seul assis, avec, à sa
gauche, sa femme, Rina, et sa petite sœur, Ninette ; à sa droite, un
vieil oncle, puis ses frères, l'un vêtu à l'"indigène" et l'autre à
l'"européenne", enfin Ruben et sa fiancée, Eugénie, qui vont se
marier. Derrière la nostalgie, cette photographie est exemplaire
d'une fin de monde. Le long temps colonial a accompli son œuvre de
métamorphose, de confusion, d'effacement. Les costumes ne sont pas
des déguisements, des costumes de scène. Deux hommes ont choisi de
porter leurs habits d'"indigènes algériens": le sarouel, l'écharpe
qui retient le pantalon, le gilet boutonné et, sur la tête, le
kébous pour l'un et le chèche pour l'autre. La femme porte un
vêtement d'apparat : un caftan, un gilet brodé à manches tombantes,
une ceinture ornée de deux gros louis d'or, une série de bracelets
en argent et un collier en or autour du cou. On voit bien que les
Zaoui sont d'importants bijoutiers de la ville. La petite fille est
habillée comme une parisienne.
Il y a dans cette photo une certaine "étrangeté française", la
naissance d'une nouvelle catégorie de "Français juifs", à la fois
héritiers d'une longue histoire, bien antérieure à la présence
coloniale, et d'une nouvelle trajectoire de citoyens français. Les
juifs, à Constantine et dans toute l'Algérie, constituent une
minorité intermédiaire entre Européens et "indigènes musulmans".
Ils sont présents sur cette terre depuis des millénaires, depuis
que les Phéniciens et les Hébreux, lancés dans le commerce maritime,
ont fondé Annaba, Tipasa, Cherchell, Alger... D'autres juifs
arriveront ensuite de Palestine, fuyant les Egyptiens d'abord, puis
les romains de Titus. Ils se mêlent aux Berbères, forment des
tribus. Au XVIe siècle, les juifs d'Espagne fuient
l'Inquisition, emmenant avec eux leur culture, leur savoir-faire,
l'élite de leurs rabbins qui unifient les lois du mariage, des
usages...
Lorsque les premiers Français débarquent dans la baie de Sidi
Ferruch, les juifs d'Algérie sont organisés en "nation". La
communauté juive d'Algérie en 1830 compte 25 000 personnes, la
plupart très pauvres. Les réactions des juifs à l'égard du
développement colonial seront très diverses, suivant les régions.
Alors que, dans le Constantinois, les tribus nomades "marchent
au pas de leurs chameaux", les juifs de la région d'Alger et
ensuite d'Oran sont aux avant-postes du progrès. Au contraire des
"indigènes" musulmans, qui s'enferment dans leur mutisme ou se
retirent dans l'intérieur des terres pour ne pas avoir de contact
avec l'occupant, les juifs d'Alger tentent très vite de se mêler aux
soldats français pour commercer avec eux.
L'attitude de neutralité adoptée par les juifs pendant la
conquête, l'exemple de l'assimilation des juifs européens lors de la
Révolution française amènent le gouvernement de Louis-Philippe à
prêter une grande attention à la minorité juive d'Algérie. Le 9
novembre 1845, l'ordonnance royale de Saint-Cloud met le judaïsme
algérien à la mode française. Elle crée un consistoire central à
Alger, un consistoire provincial à Oran, un autre à Constantine. La
France s'engage sur la voie de l'assimilation.
Le 24 octobre 1870, Adolphe Crémieux, ministre de la justice,
soumet neuf décrets au Conseil du gouvernement qui établissent le
régime civil et surtout naturalisent en bloc les juifs algériens. Ce
décret Crémieux sera d'emblée vivement critiqué, notamment par les
chefs de l'armée. La naturalisation collective des juifs d'Algérie,
en 1870, bouleverse leur univers et les détache de la communauté
musulmane. Recensés sur l'état civil, ils apprennent à lire et à
écrire, découvrent l'hygiène et la modernité - sans rien renier de
leurs coutumes religieuses ou culinaires -, et abandonnent les
petits métiers traditionnels pour d'autres professions.
L'entrée dans la société française provoque un formidable bond
social, non sans heurts. Vingt ans après la promulgation du décret
Crémieux, l'Algérie connaît une vague d'antisémitisme d'une grande
violence. La "crise antijuive" débute à Oran, y culmine par des
émeutes en mai 1897 et s'accompagne de persécutions diverses dans la
vie quotidienne et officielle. A Alger, les factieux demandent
l'abrogation du décret Crémieux "au nom du peuple en
fureur". Les juifs sont accusés d'être des
"capitalistes" opprimant le peuple, alors que l'écrasante majorité
d'entre eux sont très pauvres (il y a, à la fin du XIXe
siècle en Algérie, 53 000 juifs, dont environ 11 000 prolétaires
subvenant aux besoins de 33 000 personnes, soit environ 44 000 juifs
dans l'indigence). Ces campagnes antijuives camouflent une
dénonciation de l'indigène que l'on a hissé à la nationalité
française. Derrière l'antisémitisme se profile la peur du "péril
arabe"...
LES années précédant la première puis la seconde guerre mondiale
forment une génération-tournant, celle qui connaît plusieurs vies :
"Une enfance judéo-arabe, un âge d'homme français", comme le
notera André Chouraqui, dans son livre La Saga des juifs
d'Afrique du Nord. Selon les générations et les régions, cette
intégration dans la cité française connaît des paliers.
Les photos de famille comme celle des Zaoui témoignent de cette
évolution. Si, à la veille de la guerre d'Algérie, tous les jeunes
sont vêtus à l'européenne, les plus âgés conservent encore le
costume à l'orientale. A côté des "évolués" libres penseurs d'Alger
ou d'Oran, on trouve encore de nombreux juifs traditionnels dans les
petites villes de l'intérieur, sans parler de ceux du Mzab,
importantes communautés qui conservent farouchement leurs
particularismes, traditions, langages et musiques judéo-arabes. Avec
près de 30 000 personnes, la communauté juive de Constantine est la
plus importante du pays.
Centre commercial prospère, Constantine, perchée sur un immense
piton, entourée de gouffres, est imprenable. Avec ses ponts et ses
passerelles hissées à même le vide, la cité présente le site
extraordinaire d'une "presqu'île". Alexandre Dumas la compare à
"une ville fantastique, quelque chose comme l'île volante de
Gulliver". La ville tout entière est tassée au sommet d'un bloc
entouré des gorges de la rivière du Rummel, longues d'environ 2
kilomètres, profondes de plus de 100 mètres. L'altitude atteint 644
mètres au point le plus haut, où s'éleva le premier refuge, la
casbah. Une soixantaine de kilomètres à vol d'oiseau séparent le
"rocher" de la mer. Cette position unique, étrange, impressionnante
est chargée d'histoire.
Constantine s'appelait Cirta, capitale des rois numides Syphax,
Massinissa, Jugurtha, qui résistèrent longtemps à la puissance
romaine avant de succomber. Elle est le grenier à blé de l'est du
pays, qui s'étend, au temps des Numides, jusqu'à Tunis. Son rocher
subit le déferlement des Vandales, puis des hordes byzantines. Au
Moyen Age, Constantine appartient tour à tour aux diverses dynasties
musulmanes qui se succèdent. Elle dépend des Hafsides de Tunis
lorsqu'elle est conquise au début du XVIe siècle par les
Turcs d'Alger, qui en font le chef-lieu d'un vaste beylik. Le plus
célèbre et le plus populaire des beys constantinois, Salah
(1771-1792), embellit la ville, fit réparer ses ponts et remit de
l'ordre dans son administration.
Constantine, avec à sa tête le bey Ahmed, résista avec
acharnement à la conquête française. Une première expédition
française échoua en novembre 1836. Un an plus tard, le 13 octobre
1837, le général Valée réussit à créer une brèche dans la défense.
Maison par maison, rue par rue, le combat fit rage. Constantine est
une des rares cités où musulmans et juifs firent le coup de feu,
côte à côte, contre les troupes françaises. Les derniers défenseurs
de la ville furent précipités dans les gorges du Rummel. Parmi les
grandes villes de l'Algérie, Constantine est celle où, au moment de
la colonisation, les Algériens musulmans ont l'influence la plus
forte. En 1876, on dénombre 34 700 musulmans contre 17 000 Européens
; en 1936, 56 000 d'une part et 50 000 de l'autre, dont 14 000
juifs, naturalisés français.
En cet été 1954, la ville est, numériquement, la troisième ville
de l'Algérie, avec 118 000 habitants - dont 53 % d'Algériens
musulmans. Parmi ces derniers, les Kabyles représentent au moins la
moitié, d'autres viennent du Mzab ou de Tunisie (Djerba). La ville
compte également des "étrangers" (Européens non français) : 2 000 à
3 000 Italiens, quelques centaines de Maltais, mais c'est peu
comparativement à Alger ou à Oran.
Longtemps, Constantine est restée cantonnée sur son rocher. Les
quartiers indigènes se partageaient entre les musulmans, au sud et à
l'est, les juifs au nord-est, les Européens ailleurs. L'armée avait
mis la main sur la casbah, où s'élevaient des casernes et un
hôpital. Les constructions privées et quelques édifices publics se
serraient entre les rues étroites, où la circulation était
difficile. Les places étaient minuscules.
Puis la ville s'est étendue, du côté du nord, dans la plaine du
Hamma, où s'est installée la minoterie, profitant des chutes d'eau
et des sources. Pendant la première partie du XXe siècle,
Constantine s'est imposée comme un grand marché du commerce des
grains et le premier centre minotier en Algérie. L'artisanat
"indigène" local est particulièrement dynamique : tannerie,
chaussure, tissage, ferblanterie, chaudronnerie. Dans les années
1950, le commerce des tissus - importés - passe au premier rang,
devançant même Alger pour la clientèle indigène. Les juifs de
Constantine sont les premiers agents de cette activité, développée
depuis la première guerre mondiale. Leur pratique courante de la
langue arabe et la connaissance profonde des habitudes de la
population musulmane leur confèrent un rôle d'intermédiaire
important. Les Mozabites et les Kabyles y ont aussi leur part.
Entre juifs et musulmans, la cohabitation obligée est depuis
longtemps acceptée. Mais l'harmonie a été brisée par les émeutes du
5 août 1934. Ce jour-là, un pogrom a déferlé sur Constantine et ses
environs, sans intervention de la police ou de l'armée. On releva 27
morts, dont 25 juifs, et parmi eux 5 enfants, 6 femmes et 14
hommes.
Constantine est aussi un centre intellectuel actif avec ses
établissements d'instruction, son musée, sa société d'archéologie,
ses nombreuses écoles coraniques et autres sociétés savantes de
théologie, ses institutions musicales, avec Cheikh Raymond, célèbre
chef de musique élevé dans une famille juive. Bref, c'est une
vieille ville à la culture citadine raffinée. C'est ici que le
nationalisme algérien sera le plus vivace en Algérie, dès les années
1930, avec la présence d'Abdelhamid Ben Badis, le fondateur, très
respecté, de la société des oulémas (les docteurs de la loi
musulmane) d'Algérie, préconisant la réappropriation par les
Algériens musulmans de la langue et de la culture arabes.
La famille Zaoui, en ce mois de juin 1954, n'a pas véritablement
conscience des périls. Pour eux, la France est encore là pour
longtemps, et il semble impensable de quitter cette ville où ils
sont présents depuis des siècles. Leur monde se veut à l'abri de la
crise qui couve. Beaucoup continuent de feindre l'indifférence face
à l'actualité menaçante (des bruits de guerre arrivent de la
Tunisie, toute proche de Constantine). Les plus jeunes s'adonnent au
football dans les grands clubs comme le MOC ou draguent les filles
rue de France. Il y a encore de l'ennui et une forme de nonchalance
aux terrasses, de la gorgée de café à la saveur amère jusqu'aux
volutes de la fumée de la Bastos.
Les membres des différentes communautés sont encore ensemble, les
uns à côté des autres, tout en étant séparés... La guerre d'Algérie,
après 1954, va progressivement diviser toutes les communautés et
aboutir au départ de la majorité des juifs et des Européens de la
ville, au moment de l'indépendance, en 1962. Les Zaoui, français
depuis 1870, vivront désormais en France.
Benjamin Stora